Les hommes perdus
politique, au gouvernement de la France ; il se passionnait toujours pour un idéal inchangé : celui de l’humanité, de la justice. Dans quelques mois, Lise et lui seraient des grands-parents, et cependant la vivacité de leur amour, voire leurs ardeurs, ne diminuaient pas. Il lui disait : « Jamais je ne parviendrai à me rassasier de toi.
— Je l’espère bien ! » répondait-elle, infiniment savoureuse dans sa maturité.
Tout cela disposait Claude à ne point s’étonner lorsque le duc d’Otrante lui annonça qu’il allait se remarier. Fouché, à cinquante-six ans, était amoureux d’une jeune fille de vingt-six : Gabrielle de Castellane-Majastres, apparentée à Barras, mais de plus haute noblesse. Auréolé de quel prestige ! et nanti d’une énorme fortune, au reste grand, mince, élégant, le duc avait de quoi plaire. Les plus grandes familles du faubourg Saint-Germain se disputaient l’honneur de lui donner une épouse. En l’occurrence, il n’obéit qu’à son penchant. Gabrielle de Castellane était très jolie, et pauvre.
Comble de faveur, le roi consentit à signer au contrat. Le mariage fut magnifique. Tout réussissait à Fouché. Trois départements : la Seine, la Seine-et-Marne, la Corrèze l’élisaient simultanément à la nouvelle Chambre des députés. Il opta pour Paris. Il semblait au faîte de la réussite. Un mois plus tard, il tombait. Le 15 septembre, Louis XVIII lui retirait le portefeuille de la Police et le nommait ambassadeur à Dresde.
C’est que, distrait peut-être par sa jeune épouse – comme Danton autrefois –, ou peut-être trop sûr de lui, trop dédaigneux, Fouché avait commis la grave faute de laisser Pasquier, Jaucourt, Vitrolles « faire » les élections en agissant sur les préfets, d’ailleurs enclins d’eux-mêmes à la réaction. Résultat : la Chambre allait être composée exclusivement, ou presque, d’ultra-royalistes. Celle des pairs, où Fernand Dubon perdait son siège, et où Bernard reprenait le sien, n’était guère plus modérée. Talleyrand sentait l’impossibilité de se présenter devant elles avec un régicide. Ce serait un haro et la chute inévitable du cabinet. Le prince avait donc lâché son complice et réussi sans peine à détacher de lui le roi, qui appréciait son habileté mais supportait mal sa présence. De plus, la duchesse d’Angoulême, rentrant d’Espagne et près de regagner Paris, affirmait très haut sa volonté de ne pas voir « M. Fouché ». Enfin, Louis XVIII, égoïstement avide d’affection, se prenait un peu plus chaque jour d’une tendresse toute paternelle pour le jeune et beau préfet de police Decazes, et Decazes voulait, être ministre. Tout concourait ainsi à la perte de Fouché. Malgré une intervention de Wellington, son renvoi avait été résolu.
Il traîna, eut l’âpre satisfaction d’assister à l’effondrement du cabinet Talleyrand-Pasquier. Il espérait encore un impossible retournement. Menacé de destitution s’il ne rejoignait son poste, il dut partir. Claude le vit encore le 2 octobre. Fouché lui dit avec amertume : « J’ai parlé le langage de la raison à des gens qui ne voulaient entendre que celui des passions ; peut-être aussi mes idées étaient-elles trop larges pour les têtes où je désirais les faire entrer. Adieu, mon ami ; au revoir je ne sais quand. » Le surlendemain, il quittait la France.
Sa protection n’avait pas plus servi à Ney qu’à La Bédoyère. Au lieu d’utiliser ses passeports et de se réfugier en Suisse, Ney s’était caché, fort mal, dans le Cantal. Dénoncé, arrêté, détenu à Paris depuis les dernières semaines d’août, il allait passer devant un Conseil de guerre, dont Moncey avait refusé et Jourdan fini par accepter la présidence. Le 10 novembre, ce Conseil se déclara incompétent. Le 11, une ordonnance royale chargeait la Chambre des pairs « de procéder sans délai au jugement du maréchal Ney, accusé de haute trahison ». Il y eut cinq séances. Bernard vota le recours à la clémence de Sa Majesté. Quatre parmi ses collègues l’imitèrent. Treize se prononcèrent pour la déportation. Cent trente-neuf pour la mort. Le lendemain matin, 7 décembre, Ney tombait sous les balles du peloton, boulevard de Port-Royal.
Mais le destin d’un homme importait moins à Claude que celui de la nation, et entre-temps, le 20 novembre, avait été signé l’écrasant traité de paix. Grâce
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