Les joyaux de la sorcière
Vert-de-gris crêté d’écume blanche, celui-ci se laissait effacer de loin en loin par les écharpes de brume que le vent effilochait. Il n’y en avait pas assez pour déclencher la lugubre corne des jours de « purée de pois » mais c’était suffisant pour qu’Aldo sentît se renforcer sa déprimante impression de solitude. L’air froid charriait une humidité salée dont il chercha le goût sur ses lèvres. Derrière lui l’espace était désert, le repas de midi et quelques malaises ayant suffi à dégarnir les ponts. Il n’y avait que l’emblème français dont l’eau alourdissait l’étoffe et, là-haut, la catapulte de l’hydravion qui semblait appartenir à un autre monde tout comme le ronronnement lointain des machines. Et le chemin d’eau s’allongeait inexorablement entre lui et l’Europe déjà lointaine, entre lui et tout ce qu’il aimait.
Soudain, ses sens toujours en éveil lui révélèrent l’approche de pas légers, rapides, précautionneux et certainement assourdis par des semelles de caoutchouc. Il se retourna juste à temps pour voir ce qui lui parut être un matelot gigantesque au visage noirci se précipiter vers lui un couteau tenu fermement dans sa main droite…
D’un écart digne d’un matador devant le taureau, Aldo évita la charge meurtrière mais pas le contact avec un corps puissant qui sentait la laine mouillée, la sueur et une odeur qu’il remit à plus tard de définir s’il sortait vivant de l’aventure. Pour l’instant sa vigilance était concentrée sur le combat qu’on lui imposait et qui risquait d’être bref. Outre son couteau, l’adversaire disposait d’une force considérable et il était venu pour tuer. N’étant pas d’accord sur ce point, Aldo se défendit mais en dépit d’une vigueur due à une pratique assidue de la boxe, de la lutte, de l’escrime et de la natation, il comprit qu’il serait difficile d’échapper à un adversaire doué d’une force exceptionnelle. Tous deux avaient roulé à terre et déjà l’homme renonçant au poignard avait noué ses mains autour du cou de Morosini qui se sentit pris dans un étau… Il étouffait…
CHAPITRE VI
SOIRÉE À BORD
Avec l’énergie du désespoir Aldo tenta de se libérer du poids de ce corps, de ces mains agrippées à sa gorge qui brûlait mais il n’était pas de taille et ses forces déclinaient inexorablement. Il comprit qu’il allait mourir là, en plein midi, sur ce bateau bourré de monde et que, dans un instant, il ne resterait plus à son assassin qu’à le passer par-dessus bord pour l’effacer à jamais du monde des vivants. Comme dans un film déroulé à grande vitesse, il vit Lisa, ses enfants, sa vie écoulée, sa mère… mais soudain il y eut contre son oreille un cri de douleur et le poids qui l’écrasait s’envola. Les oreilles bourdonnantes et les yeux pleins d’étoiles noires, il sentit un parfum, une main rapide qui desserrait sa cravate, ouvrait son col, sa chemise et commençait doucement à masser sa gorge douloureuse. Ouvrant enfin les yeux il distingua des traits, une grande bouche rouge.
— Allons, on dirait que je suis arrivée à temps ! émit le contralto de la baronne Pauline. Tenez, essayez d’avaler quelques gouttes de mon élixir !
À présent elle lui soulevait la tête avec douceur en approchant de ses lèvres un flacon de voyage en argent contenant une sorte de vitriol qui lui incendia la bouche et l’œsophage, le fit tousser, pleurer mais le remit sur son séant :
— Qu’est-ce que c’est ?…
— Un mélange à moi : un tiers gin, un tiers whisky et un tiers calvados. Efficace, non ? J’en ai toujours sur moi en cas de petite faiblesse. Essayez de vous relever maintenant ! Je vous aide…
Ce n’était pas si facile. Le bateau traversait une zone perturbée mais étayé par le bastingage et le bras de Pauline, vigoureux pour une femme, Aldo réussit à retrouver la position verticale.
— Merci, baronne !… Vous êtes plus forte qu’on ne pourrait le supposer…
— Je suis sculpteur. Les matériaux que j’emploie sont plus lourds qu’une toile de peintre et j’ai beaucoup de mal à garder des mains convenables mais chaque médaille a son revers. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux, grâce à vous ! Je vous dois la vie mais comment avez-vous fait pour me libérer de mon meurtrier ?
Pauline von Etzenberg ramassa une canne d’ébène terminée par une fusée d’ivoire sculpté qui lui
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