Les Lavandières de Brocéliande
toi aussi… Feu l’baron était ton oncle. Et Philippe ton cousin…
Gwenn était affolée par ces révélations qui éclairaient d’un jour insoupçonné ses origines et remettaient en cause toute son existence. La tête lui tournait un peu. Elle s’assit sur le bord empierré de la fontaine.
– Mais… C’est impossible… Je suis une simple orpheline que Yann a bien voulu recueillir…
– … pour tenir la promesse qu’il avait faite à tes parents ! Ton père est mort en 17, pendant la Grande Guerre. Ta mère a pas survécu aux mains d’la matrone qui l’a accouchée. « La mère-mitaine », comme on l’appelait… T’étais toute seule. Alors Yann, il t’a prise avec lui.
– Il ne m’a jamais rien dit de tout cela, remarqua la jeune fille avec un accent de déception…
– Et qu’est-ce qu’il pouvait te dire ? argumenta Dahud. Alphonse, le patriarche, il voulait rien entendre du mariage de tes parents et de toi encore moins. Il t’a laissée dans la débine, comme une pauvresse, une moins-que-rien… Et Hubert, quand il a pris sa place, il s’est pas occupé d’toi non plus.
– Et Philippe ? Il savait ?
– Il savait rien du tout. Personne savait. C’est comme ça, dans les familles. Si tu fouilles un peu dans les armouères , t’en fais sortir des drôles de secrets pas bien jolis…
– Mais pourquoi Barenton… Pourquoi cette fontaine ?
– Parce que c’est ce fameux jour des épilles que tout a mal tourné. Le jour où Barenton a grondé et où la fée nous a maudits !
Le visage de Dahud était redevenu grave. Après la gaieté et l’insouciance de ses jeunes années, elle revivait l’instant tragique où tout avait basculé.
– Tiens, jette un œil dans la fontaine, reprit-elle d’un ton autoritaire. C’est là qu’Edern et Solenn ont jeté leurs épilles pour avoir la bénédiction d’la fée. Nous autres, on était les témoins des fiançailles, en attendant d’être ceux de la noce. Ils avaient tout pour être heureux, les garçailles… C’est la faute à Hubert, tout ça. Oui, c’est sa faute à lui ! Il était jaloux ! Il l’a fait exprès !
– Que s’est-il passé ?
Gwenn se ramassa sur elle-même, penchée sur la fontaine. Ce récit l’éprouvait au-delà de ses forces.
– Ce qu’i s’est passé ? Au moment où Edern et Solenn allaient jeter leurs épilles , Hubert les a bousculés. Les aiguilles ont fait saigner leurs doigts et sont tombées tout droit au fond de la fontaine. En voulant conjurer le sort, Yann a arrosé l’perron et Barenton s’est mise à gronder. C’était la fée qui nous maudissait. C’est ce jour-là où Hubert s’est cassé la patte. Bien fait pour lui ! Mais le mal était fait.
Gwenn demeurait sans voix. Elle ne savait si elle devait se réjouir du bonheur fugace qu’avaient connu ses parents ou se lamenter du terrible malheur qui s’était ensuite acharné sur eux. Elle fixait la fontaine, comme si une réponse l’y attendait.
Dahud s’accroupit à ses côtés et regarda à son tour l’eau brune où frémissaient de temps à autre les petites bulles qui remontaient des profondeurs pour venir éclater à la surface.
– Oui, le mal était fait. Et le mal est encore là, au fond de l’eau.
Elle se pencha encore et entrevit, dans l’onde troublée, le reflet d’un visage qu’elle reconnut aussitôt.
Le visage de la lavandière de sang.
1 . Marais, lande mouillée.
2 . Patauger.
3 . Crottées.
52
Loïc courait depuis des heures à en perdre haleine. Il avait pu échapper aux Allemands et à leurs chiens et s’était élancé sans but dans la grande forêt. Où aurait-il pu aller ? Toute retraite vers le village lui était interdite et il se refusait à demander asile à l’abbé Guilloux qui s’était bien assez impliqué comme cela. Il souhaitait encore moins compromettre Yann et Gwenn en se réfugiant chez eux. Quant aux loges et aux fouées des charbonniers, elles avaient été incendiées par les soldats ennemis. Il ne lui restait plus qu’à s’en remettre au hasard ou à la providence, comme ces chevaliers qui s’en allaient sur leurs chemins de fortune en quête d’aventures périlleuses.
Soudain, un profond roulement de percussions retentit au loin. Au vent subit qui s’engouffra au couvert du sous-bois, ébouriffant les bruyères, éparpillant les feuilles mortes disposées en mosaïques brunes, débusquant de leurs cachettes de gros lièvres rouges qui
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