Les Lavandières de Brocéliande
comme le diable ! Que l’enfer t’emporte !
Le jeune homme ne pouvait pas en supporter davantage. Il leur tourna le dos et se mit à détaler comme un lapin, sans sa veste ni son chapeau qu’il avait abandonnés sous un arbre.
– Ce n’est pas vrai ! Je n’ai rien fait ! hurlait-il encore.
On eût dit un possédé.
– Il devient fou, constata Edern, sortant enfin de sa léthargie. Yann, aide-moi à le rattraper ! Il va se perdre, dans ces bois !
Entre deux coups de tonnerre, un cri s’éleva alors du couvert de la forêt où s’était engagé Hubert.
Les deux garçons se précipitèrent. Les hurlements d’Hubert les guidaient.
– Aïe ! J’ai mal ! J’ai si mal !
Bientôt, ils furent près de lui.
Le garçon gisait dans les ronciers, les deux mains accrochées à sa cuisse. Dans sa fuite éperdue, il avait mis le pied dans un gros piège de fer caché dans les fourrés par quelque braconnier. Les mâchoires dentelées s’étaient brutalement refermées sur sa jambe, labourant sa chair, faisant surgir des esquilles d’os noyées dans une mare de sang.
– C’est un piège à sanglier. Ta jambe est salement amochée, mon vieux ! annonça Yann en se penchant sur le corps de son ami.
– Aidez-moi ! Je souffre ! Je souffre tant ! gémissait Hubert.
– Edern, il faut dégager sa jambe…
Les deux jeunes gens s’escrimèrent pour détendre le piège. Leurs mains glissaient sur l’acier ruisselant de sang et de boue mêlés.
– C’est bloqué, rugit Edern.
– Attends, j’ai une idée…
Yann saisit une branche cassée par l’orage et l’introduisit entre les mâchoires afin de faire levier. Hubert hurlait de plus belle, rendu fou de douleur. Soudain, le mécanisme se débloqua et s’ouvrit dans un claquement sec.
Yann et Edern libérèrent enfin le garçon. Mais sa blessure était profonde et il était incapable de marcher.
– On va le porter, décida Yann.
– On n’a pas le choix, concéda Edern. Je vais le mettre sur mon dos…
– Non, moi ! C’est ton frère et tu es plus âgé, mais je suis le plus costaud. Laisse-moi le porter, tu me relaieras plus tard…
– Comme tu veux… Je vais appeler les filles.
Ils ne rentrèrent à Concoret qu’à la nuit tombée, fourbus, trempés, glacés. La jambe d’Hubert fut soignée vaille que vaille, mais l’os fracturé ne put se remettre correctement. Le garçon y gagna une boiterie qu’il conserverait toute sa vie.
Ils étaient cinq amis – à la vie, à la mort – qui s’en étaient allés un beau dimanche de mai pour échanger des serments, interroger la fée, lui lancer des aiguilles et en attendre des miracles. Ils n’étaient parvenus qu’à contrarier les puissances, faire gronder la fontaine et déchaîner les malédictions. Ils avaient réveillé les anciens dieux oubliés, les dieux de la mort qui à présent réclamaient vengeance.
C’était un dimanche de mai.
Un dimanche du mois de mai 1914 qui avait sonné le glas de leur indéfectible amitié.
Plus jamais ils ne se revirent ensemble tous les cinq.
Trente ans passèrent, d’une guerre à l’autre.
1 . Danse bretonne.
2 . Danse du diable.
3 . Fêtes de nuit fréquentes en Bretagne.
4 . Épingles.
5 . Mauvais présage, souvent de mort.
Première partie
La nuit de Samain
1
Concoret, dimanche 31 octobre 1943
Gwenn arriva au lavoir à la belle heure, cet instant hors du temps où la nuit s’effiloche dans un petit jour qui n’ose pas encore paraître. On l’appelait aussi « l’heure bleue », bien qu’elle fût souvent grise, et plus souvent encore sans couleurs. Elle se reconnaissait à son parfait silence, précédant de peu l’envol des chants d’oiseaux, et à son extrême froidure. C’était l’instant où les enfants se mussaient sous les couvertures, où les vaches mettaient bas, où les agonisants rendaient l’âme. La belle heure favorisait le passage d’un monde à l’autre, de la nuit au jour, de la vie à la mort et du non-être à l’existence. Gwenn avait choisi ce moment pour laver son linge, le purifier des souillures et lui redonner sa blancheur immaculée, son innocence retrouvée. Comme on était dimanche, elle avait du temps devant elle pour accomplir son travail avant d’assister à la messe.
Situé à l’orée du village, au milieu des champs, le lavoir de Concoret, qu’on appelait familièrement le doué , consistait en un long bassin empierré de un mètre de profondeur où
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