Les lions diffamés

savait, c’était que par des trappes, on descendait dans une sorte de cave obscure et sans aucun jour, asile, parfois, des passagères de haut rang. Kieret y serrait son trésor dans une huche cadenassée de deux serrures. Cette cave jouxtait le cellier qu’on appelait compagne, et une étable à bestiaux. La soute à pain, le payol, n’en était guère éloignée. Dans la cabine d’avant, un barbier soignait les malades. Les blessés en cours de bataille seraient allongés sur un lit : le taular.
    Godefroy d’Argouges figurait parmi les hommes admis au paradis. En regagnant l’entrepont après des consultations tumultueuses, le seigneur de Gratot ne réprimait plus sa colère. Non seulement les propos qu’il avait entendus lui paraissaient déraisonnables, mais encore, si quelque hardi dessein se trouvait adopté, son exécution serait meurtrière et stérile.
    — Quoi que nous fassions, confia-t-il à son beau-frère au terme du quatrième jour de vogue, j’ai grand tourment que nous échouions ! On n’envahit pas l’Angleterre comme un duché tombé en quenouille ! Tous, autour de moi, semblent oublier que c’est une île aux accès difficiles. Et vaste ! Et défendue par des hommes nombreux, bien armés… D’ailleurs, nous nous en éloignons jour après jour !… Te rends-tu compte, Guillaume, et vous aussi, Blanquefort, que Blainville ne sait pas encore ce soir devant quelle côte il fera carguer les voiles ?… Dieu nous aide, car nous sommes partis à l’aventure sous la conduite de trois écervelés !… Je dis bien trois car Barbe-Noire pense à ma façon… du moins presque…
    — Je croyais que Blainville, Kieret et Bahuchet avaient reçu des ordres de Philippe et s’y conformeraient.
    —  Rien, Guillaume !… Ils ergotent et se contestent à tel point que d’autres que moi et Barbe-Noire commencent à perdre patience.
    — Et qui donc ?
    — Évrecy, Balleroy, Longval, Trévières, que je t’ai présentés… Comme nous, ils souhaitent affronter les Goddons, mais ils exigent de savoir où, quand, comment ! Or, Richard de Blainville atermoie… J’aimerais connaître ses pensées.
    — En tout cas, Godefroy, grommela Guillaume, cet homme ne t’aime pas. Il suffit de voir comment il te regarde quand tu lui montres ton dos.
    — T’ai-je dit que c’est depuis que Luciane et moi lui avons refusé la main d’Aude ?
    — Oui.
    — Il convoite nos terres. Son mariage avec ma fille lui aurait permis de mettre un pied dessus… Il se serait arrangé, quelque temps après, pour nous éliminer l’un après l’autre… Ses deux premières femmes, Anne de Percy et Béatrix de Jullouville, lui ont apporté du bien… Elles sont mortes étrangement toutes deux : l’une noyée dans la Sienne, l’autre écrasée par une poutre…
    — C’est un malandrin, dit Ogier.
    — De plus, Guillaume, reprit Godefroy d’Argouges, pour que tu comprennes bien son ressentiment à mon égard, sache aussi que lors des dernières joutes où nous nous sommes affrontés, aux lices de Rennes, devant Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre, voici trois ans, j’ai rompu six lances et lui quatre. Il a chu deux fois à terre et moi jamais… J’ai été le seul à tenir tête à Bertrand Guesclin, auquel j’ai enlevé, d’un coup de lance, la ventaille de son heaume. C’est ainsi que son père l’a reconnu [35] .
    — La rumeur de cette prouesse est parvenue jusqu’à Rechignac. Je savais qu’un chevalier normand avait exécuté ce coup de maître, mais j’ignorais que c’était toi !
    — C’était moi.
    — Je comprends que Blainville te déteste. Choir et mordre la poussière devant toute la noblesse de France – ou presque – réunie là… Cet homme doit être plus habile à la Cour qu’en champ clos, mais méfie-t’en tout de même… Et de plus, une chose est sûre…
    — Laquelle ?
    — J’ai été fort avisé, eu égard à mon horreur des parlures, de ne pas assister à tous ces conseils, dans ce qu’ils appellent le paradis, et qui me semble, à moi, un purgatoire.
    Guillaume riait ; Godefroy d’Argouges ne se dérida point.
    — Continue à t’abstenir, parent, dit-il avec un soupir. À quoi bon alourdir de tout ton poids cette discorde ? Deux chevaliers, Étienne de Langneran et Gilbert de Herde, sont d’avis d’aller débarquer en Cornouailles ; les hommes d’armes d’Édouard y sont, disent-ils, moins nombreux que partout ailleurs. Trois