Les lions diffamés
l’évidence : il n’avait pas le pied marin. Le tangage du gros vaisseau ne cessait de l’incommoder. Comme il se détournait pour échapper au regard attentif du sénéchal, il vit Blainville emboucher un gueulard de cuivre :
— Oyez, tous, mariniers et hommes d’armes !… Et qu’on se le dise de nef en nef !… Les gens de Seine et les quelques Flamands qui sont des nôtres, à l’avant de notre flotte… Les Dieppois et les Picards au corps de bataille. Les gens de Caen et du Cotentin en arrière-garde !
— Il veut nous priver des bénéfices d’une victoire, si victoire il y a, commenta Godefroy d’Argouges.
— De nuit, la nef amirale portera un feu, deux s’il faut jeter l’ancre, trois s’il faut la lever ! Le premier qui découvrira une nef suspecte dès la vesprée et jusqu’à l’aube, doit fussiller [34] ! Tout manquement à ce que je commande vaudra au coupable les honneurs de la coursie et du tonneau !
— Je ne comprends pas, dit Ogier.
Sans cesser d’observer Blainville qui descendait l’escalier de poupe, Godefroy d’Argouges expliqua :
— La coursie, c’est cet espace entre l’avant et l’arrière. Encombrée de sacs et de pavois, elle s’élargit près du grand mât en une sorte de placette, appelée d’ailleurs place publique, chapelle ou tribunal. On s’y rassemble, on y dit la messe, mais aussi on y expose certains coupables, en robe de femme, sur un tonneau.
— Les mariniers ont d’étranges mœurs, dit Guillaume de Rechignac. Je ne me vois pas vêtu en donzelle : j’ai la barbe trop haut placée.
Ogier, agacé de se sentir défaillir, s’éloigna pour s’accroupetonner au pied de l’arbre maître. Il ferma les yeux. Son estomac parut refluer de sa gorge.
À la fin du troisième jour, il se sentit guéri. Cependant, il continua de manger à peine bien que la nourriture, puisée à coups de louche dans des baquets de cuivre apportés sur le pont, fut acceptable. Pour dégourdir ses jambes accoutumées à plus de mouvements et d’espace, il allait d’une démarche incertaine et la bouche parfois pincée, du château d’avant au château d’arrière où se confinaient les chefs, sauf Hélie Barbanera, le plus remuant des nautoniers. Chaque soir, lorsque le Christophe jetait l’ancre à quelques encablures du rivage, le Génois prenait place dans une nacelle à deux rameurs et se faisait conduire à sa galère capitane. Rassuré sur l’état de ses bâtiments et de leurs chiourmes, le mercenaire revenait à bord du vaisseau amiral au milieu de la nuit. Titubant alors plus qu’en haute mer, piétinant les dormeurs étendus sur le pont, il répandait sur son passage des odeurs de vin et de mangeaille.
Parfois, pour varier ses errances, Ogier s’engageait derrière les pavesades, dans des corridors comparables aux étroits chemins de ronde de Gratot ou bien il allait observer la calamité : grâce à cette aiguille aimantée, munie d’un flotteur de liège et posée dans un vase à demi plein d’eau, le Christophe frayait infailliblement sa voie. Des hommes d’armes en assuraient la surveillance. Comtes, barons, écuyers allaient et venaient sur le pont et l’entrepont, gênant parfois les manœuvres de l’équipage, tandis qu’adossés aux mâts, accroupis, agenouillés ou assis parmi des câbles roulés en plets, les arbalétriers discutaient, se querellaient ou jouaient aux dés sur les revers de leurs grands pavois, les uns rectangulaires comme des petites tables, les autres en forme de cœur allongé.
Cependant, ce qu’Ogier préférait, c’était rester en compagnie de son père, de son oncle et de Blanquefort, près de l’escalier du château d’arrière. Au sommet de celui-ci s’élevait la chambre de poupe où se concertaient et dormaient Kieret, Bahuchet, Blainville et peut-être Barbanera. C’était là qu’on attachait le gaillard d’étoffe richement brodé que Blainville avait fait retirer sitôt que le Christophe s’était trouvé en eau profonde. À l’avant de cette chambre se trouvait une espèce de trône. De cette chaire magnifique appelée tabernacle par les Italiens et carrosse par les gens de France, Kieret venait parfois dominer l’équipage.
Sous cette construction s’étendait le paradis. En ce lieu, quatre fois par jour, l’amiral et ses conseillers, les comtes et les barons privilégiés se réunissaient pour faire le point et confronter leurs tactiques. Tout ce qu’Ogier en
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