Les lions diffamés
autres, des Bretons, veulent pousser plus au nord et porter l’attaque en Pays de Galles. Il paraît que les Gallois sont ennemis des Goddons… Toutefois moins que les Escots.
— Mais comment reviendrions-nous de là-bas ?
— C’est ce que je leur ai dit… Trois autres proposent Hastings… Ceux-là me semblent avoir l’assentiment de Blainville… Il se prend sans doute pour Guillaume le Conquérant… Il affirme que d’Hastings nous gagnerions aisément Londres.
— Pensent-ils tous qu’Édouard est un couard sans armée ni machines de guerre ?… Quelles objections leur avez-vous présentées, messire Argouges ? demanda Blanquefort. Je commence à être las de ces controverses dont les rumeurs, parfois, descendent jusque sur le pont !
— Je leur ai dit qu’il nous faut débarquer le plus près possible de Londres, mais après avoir coulé, si nous le pouvons, la plupart des nefs d’Édouard. Ainsi, la mer nous appartiendra. Nous enverrons alors des messagers en France et nos vaisseaux les suivront pour revenir à nous remplis d’hommes et de vivres… J’ai ajouté : « Nous n’avons pas de chevaux… » et je n’ai pu poursuivre, car Blainville s’est esclaffé : « Qu’à cela ne tienne, nous les prendrons sur place. » Je lui ai dit : « Nous n’avons pas assez de victuailles », et il m’a répondu : « Nous en trouverons plus qu’il nous en faudra », et je leur ai dit encore : « Si nous devons combattre jour après jour, et perdre la plupart de nos hommes, où trouverons-nous, messires, de quoi renforcer nos rangs ?… Tous les vaisseaux de France sont autour de nous : Édouard, si nous ne coulons pas sa flotte, les empêchera de refranchir la mer ! » À quoi Blainville a répliqué : « Nous sommes trente-cinq mille. Même si notre armée ne compte plus que cinq mille hommes en parvenant à Londres, nous aurons l’Angleterre à merci ! » Que veux-tu, parent, répondre à cela ?
— Je trouve, fit Guillaume, l’attitude de Blainville étrange. Si peu que je l’aperçoive, il me paraît bien quiet. Il gaspille le temps comme à plaisir ! Tu avais bien raison, quand nous sommes partis : jamais nous n’aurions dû voguer vers le Ponant pour rallier à nous quelques nefs de Barfleur, Cherbourg et autres petits ports. C’était à elles de nous rejoindre. Procéder ainsi c’est imprudemment favoriser le retour d’Édouard en Flandre.
— Ah, beau parent ! Je crains que la plupart de nos compagnons n’aient des œillères. Je leur ai à nouveau répété : « Quand nous aurons vaincu Édouard en haute mer, plus besoin de tergiverser : nous contournerons la côte anglaise, passerons au large de Douvres, Ramsgate, Margate et nous engagerons dans l’estuaire de la Tamise. Là, Barbanera nous ouvrira la voie avec ses galères et nous atteindrons Londres. Sitôt la bataille engagée, nous enverrons un message aux Escots. Quelques-uns de nos vaisseaux iront même en quérir des milliers pour les amener à pied d’œuvre [36] ! »
— Comment as-tu pu aligner toutes ces choses ?
Godefroy d’Argouges haussa les épaules.
— J’y pense depuis si longtemps !
Et, tourné vers le baron de Rechignac et son sénéchal, attentif :
— Nous devrions changer de cap, voguer droit vers Douvres et attendre les Anglais à une demi-lieue de ce port… Si Édouard tient sa promesse aux Flamands, il passera par là… Nous ne sommes plus loin de la Saint-Jean-Baptiste [37] !
— Oui, dit Guillaume de Rechignac, morose. J’ai aperçu Barbe-Noire. Il semblait furieux.
— Ses chiourmes se fatiguent sans nulle bonne raison.
— Et Hue Kieret ? questionna Ogier. Que dit-il ? C’est tout de même l’amiral… Ses avis devraient être judicieux.
— Il est sourd, pusillanime, ou feint de l’être. En fait, il obéit à Blainville, sans doute pour qu’il engage seul ses responsabilités envers la Couronne.
Godefroy d’Argouges leva l’index en direction du château d’arrière :
— Tenez ! Regardez-le !… Il est si vieux, si fripé, qu’il fait presque pitié, au seuil du… paradis.
À l’avant de cette vaste plate-forme portée sur des épontilles, Hue Kieret venait de s’asseoir entre les accoudoirs du tabernacle. Il y demeura immobile, observant soit la mer, dont les vaisseaux, de leur étrave scintillante, labouraient le grand pré mouvant, soit le ciel d’où les mouettes tombaient en criaillant avant de
Weitere Kostenlose Bücher