Les Mains du miracle
frisson au monde, fit surprendre et assassiner Roehm,
le général des S.A. qui lui portait ombrage, et ses officiers les plus
importants.
Les exécuteurs de cette nuit
sanglante furent les S.S. triés sur le volet et commandés par leur chef,
Heinrich Himmler. Le nom de cet ancien instituteur, assez obscur jusque-là,
prit dès ce jour une résonance sinistre. Le grand inquisiteur, le grand
bourreau du règne hitlérien commençait à paraître en pleine lumière.
Pendant les séjours réguliers et
fréquents qu’il faisait à Berlin, Kersten entendait ses clients, ses amis,
parler toujours plus souvent de Himmler, et toujours avec plus de répugnance et
d’effroi. Ses attributs étaient les légions S.S., la Gestapo, les tortures, les
camps de concentration.
Parmi les malades que soignait
Kersten, intellectuels et grands bourgeois libéraux ou bien petites gens qu’il
traitait gratuitement, la plupart avaient peur, honte ou dégoût du nazisme.
Kersten partageait leur sentiment. Son instinct de justice, sa profonde bonté
naturelle, son goût de la tolérance, de la décence et de la pondération, tout
en lui se trouvait heurté, blessé, indigné par l’orgueil grossier, la
superstition raciale, la tyrannie policière, le fanatisme pour le Führer,
fondements du III e Reich.
Mais, prudent et débonnaire, il
s’efforçait de ne point songer à une barbarie contre laquelle il ne pouvait
rien et à tirer de l’existence tout l’agrément qu’elle était en mesure de lui
donner.
3
Il y réussit à merveille.
De chair copieuse, le teint fleuri,
gourmand, sensuel, discret, disert, il menait méthodiquement sa ronde – La
Haye, Berlin, Rome –, avait ses rendez-vous professionnels fixés des mois
à l’avance, ne voyait en dehors de ses malades que les gens qui lui plaisaient,
s’occupait de femmes charmantes, faisait le bien en cachette et, aidé par sa
fidèle amie, Élisabeth Lube, gouvernait sa fortune sans ostentation.
L’état de célibat convenait à ce
genre de vie. Kersten entendait bien s’y tenir. Quand on lui faisait observer
qu’il approchait de la quarantaine et devait penser à prendre femme, il
répondait qu’à cet égard il avait fait un vœu. Ses lèvres et ses yeux formaient
alors le sourire inspiré qui, aujourd’hui encore, décèle chez lui un rêve de
gourmandise.
— Quand j’étais petit,
disait-il, ma mère, à Dorpat, préparait fréquemment un plat russe appelé
« rassol », que j’aimais énormément. Je n’en ai plus mangé depuis mon
enfance. On ne le trouve dans aucun restaurant. Le jour où j’en goûterai de
nouveau… alors, peut-être… je me marierai par excès de joie.
Or, en 1937, à la fin du mois de
février, Kersten, qui avait terminé une série de traitements à Berlin, s’apprêtait,
suivant son cycle habituel, à regagner La Haye.
La veille de son départ, il alla
déjeuner chez un ami dont la femme était une Balte de Riga, mariée à un
Allemand, colonel à la retraite. C’était une réunion tout intime, prévue
uniquement pour Kersten et Élisabeth Lube. Mais, au dernier moment, arriva de
Silésie, à l’improviste, une jeune fille dont les parents étaient très liés
avec les hôtes de Kersten. Elle s’appelait Irmgard Neuschaffer.
Malgré le goût qu’il avait pour les
jolis visages, Kersten n’accorda d’abord à celui-ci que peu d’attention. Il
faut le comprendre : le premier plat que, stupéfait, incrédule,
transporté, il aperçut, était le fameux rassol de son enfance. Du moins il en
avait l’aspect.
Kersten le goûta. C’était
véritablement un rassol, et admirable.
L’hôtesse, élevée au Pays Balte,
s’était souvenue de la recette. Kersten en prit, reprit et reprit encore. Cela
ne l’empêcha point, de faire honneur à la suite du repas, copieux au point de
durer trois heures.
Inoubliables minutes… Kersten se
sentait attendri, lyrique. Il regarda Irmgard Neuschaffer qui était charmante,
fraîche et vive, et pensa tout à coup : « J’épouserai cette jeune
fille. »
Il lui demanda aussitôt :
— Vous n’êtes pas fiancée,
Mademoiselle ?
— Non, dit la jeune fille.
Pourquoi ?
— Parce que, alors, nous
pourrions nous marier.
— C’est tout de même un peu
rapide, répliqua la jeune fille en riant. Écrivons-nous d’abord.
Tout se fit par correspondance.
Après deux mois de lettres échangées, ils se fiancèrent. Encore deux mois et
ils décidèrent de se marier.
Weitere Kostenlose Bücher