Les Mains du miracle
Kersten n’avait pas revu Irmgard depuis le
déjeuner du rassol, lorsqu’il se rendit chez les parents de la jeune fille pour
l’épouser.
Le père d’Irmgard était le chef des
gardes forestiers du Grand-Duché de Hesse-Darmstadt. Il vivait au milieu de
futaies énormes et romantiques, dans un très vieux château qui appartenait au
grand-duc et auquel attenait une admirable église patinée par les siècles.
Le mariage y fut célébré.
Après quoi, Kersten mena sa jeune
femme à Dorpat. Sa mère y était morte quelques années auparavant, mais son
père, bien qu’il eût quatre-vingt-sept ans, continuait de travailler, robuste,
infatigable, sur sa petite terre, avec autant d’énergie et de bonne humeur que
s’il avait été dans la force de l’âge.
Ensuite, les nouveaux mariés
allèrent en Finlande et à Berlin, où Kersten présenta Irmgard à ses amis. Le
voyage se termina à La Haye.
Kersten y donna une réception
éclatante, qui réunit parmi les cristaux, les chandeliers massifs et les toiles
de vieux maîtres flamands, tout ce qui, en Hollande, comptait dans le monde,
les affaires, l’armée et la politique.
Une grande rumeur courut alors la
ville : « Le bon docteur Kersten s’est marié. » Beaucoup de
jolies femmes soupirèrent.
4
Bien portant, riche, épris de sa
profession, aimé de ses malades, choyé par Irmgard, sa jeune épouse, et Élisabeth
Lube, sa vieille amie, rond, souriant, confiant, Kersten travaillait tantôt à
La Haye, tantôt à Berlin, tantôt à Rome et se reposait dans son domaine de
Hartz-walde.
C’est là que naquit son premier
fils, et ce fut lui-même qui aida sa femme à le mettre au monde.
Tout souriait à Kersten. Il n’y
avait pas de faille dans sa chance.
Sans doute, au cours de l’année où
le bon docteur s’était marié, Hitler avait annexé l’Autriche, et dans celle où
était né son fils, Hitler, après avoir fait plier l’Angleterre et la France à
Munich, avait arraché un morceau de la Tchécoslovaquie.
Sur les pays violés comme sur
l’Allemagne asservie, gravitait, autour du Seigneur de la croix gammée, la
constellation sinistre de ses hommes de main : Goering le reître, Goebbels
le porte-mensonges, Ribbentrop le fourbe, Streicher le mangeur de Juifs. Mais,
au-dessus d’eux tous, montait sans cesse la monstrueuse et abjecte étoile du
« fidèle Heinrich », de Himmler le bourreau.
Son nom résumait toute la cruauté,
la bassesse, l’horreur du régime. La population entière était imprégnée de
dégoût, de terreur et de haine pour le grand chef de la police secrète, le
souverain des camps de concentration, le maître des supplices.
Dans son parti même, il était
méprisé, abhorré.
Tout ce que représentaient Hitler et
Himmler faisait souffrir Kersten dans ses sentiments les plus profonds. Il
secourait de son mieux, avec discrétion et largesse, les victimes du nazisme qui
lui étaient signalées ou se trouvaient sur son chemin. Sa raison et son
instinct se révoltaient contre le règne de la brute.
Mais, gourmand de bonheur autant
qu’il l’était de bonne chère, il fermait ses yeux et ses oreilles aux présages.
Il refusait de laisser le fiel altérer le banquet de son existence paisible et
aimable. Il s’enfermait étroitement dans son métier, ses amitiés, sa famille,
son bonheur.
En vérité, si un homme a connu,
pendant dix ans, le sentiment si rare d’être entièrement, parfaitement heureux,
ce fut bien le docteur Félix Kersten. Et il le savait. Et il le disait.
Les dieux n’ont, jamais aimé cela.
CHAPITRE III
L’antre de la bête
1
Rosterg, le magnat rhénan de la
potasse, dont la munificente gratitude avait permis à Kersten d’acquérir le
domaine de Hartzwalde, avait pour collaborateur le plus proche un homme avancé
en âge, d’une grande valeur intellectuelle et morale. Il s’appelait. Auguste
Diehn. C’était l’un des plus anciens patients de Kersten et l’un de ses amis
les plus chers.
Vers la fin de l’année 1938, Diehn
rendit visite au docteur qui se trouvait alors à Berlin. Kersten vit tout de
suite qu’il était nerveux, mal à l’aise.
— Vous êtes de nouveau
surmené ? demanda-t-il avec sollicitude. Vous venez pour un
traitement ?
— Il ne s’agit pas de moi,
répliqua Diehn en détournant son regard.
— Rosterg ?
— Non plus.
Il y eut un silence.
— Consentiriez-vous à examiner
Himmler ? demanda Diehn brusquement.
— Qui ?
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