Les Mains du miracle
tête, ou détournaient le regard. Car ils savaient
que la terne bâtisse gardée jour et nuit par des sentinelles d’une raideur
d’automates – abritait un organisme terrible qui travaillait nuit et jour
à l’asservissement, à la mutilation des corps et des âmes. Là, étaient le Q.G.
et la Chancellerie du Reichsführer Heinrich Himmler, chef des S.S., maître de
la Gestapo.
Le 10 mars de l’armée 1939, une
belle automobile bourgeoise s’arrêta devant cette maison. Un chauffeur en
livrée cossue descendit pour ouvrir la portière et s’effaça pour laisser le
passage à un homme d’une quarantaine d’années. Il était grand, corpulent, vêtu
de bonne étoffe, mesuré dans ses mouvements, débonnaire de traits, rose de
teint. Il attacha un instant ses yeux, dont le bleu tirait sur le violet, à la
façade de l’immeuble, puis se dirigea sans hâte vers le porche d’entrée. Un
soldat S.S. se porta à sa rencontre.
— Que voulez-vous ?
demanda la sentinelle.
— Voir le Reichsführer, dit
tranquillement l’homme aux joues pleines et roses.
— Le Reichsführer
lui-même ?
— Lui-même.
Si le soldat fut surpris, il ne le
montra pas. Il était dressé à ne rien laisser paraître de ce qu’il pouvait
ressentir.
— Inscrivez votre nom sur cette
feuille, dit le S.S.
Puis il se rendit à l’intérieur de
l’immeuble.
Les autres gardes continuaient de
monter leur faction. De temps à autre, au fond de leurs visages immobiles comme
des blocs de bois et engoncés dans les casques dont l’auvent retombait jusqu’à
la ligne des sourcils, leurs regards allaient à l’homme qui demandait si
placidement à voir – en personne – leur Reichsführer, l’homme le plus
redouté d’Allemagne.
Qui pouvait être le visiteur ?
Il n’avait rien de commun avec les gens qui, à l’ordinaire, se présentaient au
Grand Quartier de la Prinz Albert Strasse : officiers S.S., hauts
policiers, agents secrets, dénonciateurs, suspects convoqués pour un
interrogatoire.
Celui-là ne montrait ni arrogance,
ni hâte, ni peur, ni servilité, ni cruauté, ni ruse. Ce n’était qu’un bon
bourgeois, à chair bien nourrie, assuré, paisible. Ses mains croisées sur son
ventre rebondi, il attendait sans émoi, sans impatience. Un lieutenant S.S.
sortit précipitamment de l’immeuble.
— Heil Hitler ! dit
l’officier en étendant le bras, selon le rite du salut nazi.
L’homme aux joues roses et aux yeux
bleus tirant sur le violet souleva son chapeau avec une grande politesse et
répondit :
— Bonjour, lieutenant.
— Voulez-vous me suivre, dit
l’officier.
Son ton et son attitude témoignaient
d’une déférence singulière.
La porte d’entrée se referma sur les
deux hommes. Les soldats rigides ne purent s’empêcher d’échanger entre eux un
regard rapide et stupéfait.
4
Le hall par où l’on pénétrait dans le
Grand Quartier des S.S. était très vaste et très haut. Il y régnait une
animation intense, mais ordonnée, précise. Officiers de tous rangs, messagers,
estafettes, plantons montaient et descendaient les degrés qui menaient aux
étages supérieurs, débouchaient des corridors ou s’y engouffraient,
échangeaient des saluts, donnaient ou recevaient des ordres. Tous ces hommes
portaient l’uniforme S.S. et tous les uniformes – depuis celui du général
jusqu’à celui de simple soldat – avaient la netteté, la rigueur et cette
sorte d’insolence que l’on voit chez les troupes d’élite au service d’un chef exigeant.
Kersten, les mains dans les poches
de son manteau de chaude laine et son visage rond coiffé d’un chapeau de
feutre, traversait, seul civil dans cette foule militaire, le hall du Grand
Quartier S.S. Il considérait avec étonnement les gardes partout répandus, la
mitraillette au poing.
« Faut-il tant d’armes pour la
sécurité de Himmler ? » se demandait le docteur.
Il ignorait encore à ce moment que
l’immeuble était plein de prisonniers politiques. Il ignorait que, sous les
dalles mêmes qu’il foulait de son pas calme et digne, les tortionnaires de la
Gestapo procédaient dans les caves à des interrogatoires sans merci. Pourtant
il se surprit à songer :
« Voilà donc l’antre de la
bête. »
En même temps, il n’éprouvait aucune
crainte. Il était homme de bon sens et de nerfs solides. Il savait que Himmler
ne pouvait rien contre lui et l’appareil de sa puissance n’éveillait dans
l’esprit du
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