Les Mains du miracle
le visage
clos. Quel singulier médecin ! Kersten ne lui avait posé aucune question.
Les autres docteurs – et Himmler en avait tant vu qu’il en oubliait le
nombre – tous, l’avaient interrogé longuement. Et lui, avec la
complaisance des gens qui souffrent d’un mal chronique, il avait décrit, et en
donnant chaque fois plus de détails, les crampes qui le suppliciaient et lui
enlevaient toute force. Chaque fois, il en avait raconté minutieusement les
causes qui dataient de son enfance : deux paratyphoïdes, deux dysenteries
pernicieuses, un empoisonnement grave par poisson avarié. Les médecins avaient
pris des notes, réfléchi, discuté. Ensuite on avait fait des radiographies, des
examens, des analyses, des prises de sang. Tandis que…
Brusquement, Himmler poussa un cri.
Les doigts jusque-là si légers et comme garnis de velours qui effleuraient sa
peau venaient d’appuyer brutalement sur un point du ventre d’où la souffrance
jaillissait, s’irradiait en vague de feu.
— Très bien… Ne bougez pas, dit
Kersten doucement.
Sous la dure pression de sa main, un
autre jet de souffrance brûla, ravagea les entrailles de Himmler. Puis un autre
et un autre encore. Le Reichsführer ahanait, mordait ses lèvres. Son front
était couvert de sueur.
— Vous avez très mal, n’est-ce
pas ? demandait chaque fois Kersten.
— Terriblement…, répondait
Himmler entre ses dents serrées.
Enfin Kersten posa ses mains sur ses
genoux, ouvrit les yeux.
— À présent, je vois…, dit-il.
C’est l’estomac, bien sûr, mais surtout le sympathique. Il n’y a rien de plus
douloureux que les crampes du sympathique… Et vos nerfs toujours tendus ne font
qu’empirer votre état.
— Est-ce que vous pourrez me
soulager ? demanda Himmler.
De nouveau la face plate et terne
exprimait l’humilité et la prière. Et les yeux mornes demandaient secours.
— Nous allons voir cela tout de
suite, dit Kersten.
Il leva les bras, étala ses mains,
fit jouer les paumes et les phalanges, afin de les munir de toute l’élasticité,
toute la vigueur possibles, et se mit au travail. Il ne tâtonnait plus. Il
savait maintenant où son effort devait s’appliquer. Il enfonça profondément ses
doigts dans le ventre de son patient à l’endroit voulu, saisit avec précision
et rudesse le bourrelet ainsi formé et le serra, le pétrit, le tordit, le noua,
le dénoua, dans le dessein d’atteindre et de remuer les nerfs malades à travers
la peau, la graisse et la chair. À chacun de ces mouvements, Himmler sursautait
avec un cri étouffé. Mais, cette fois, la douleur n’était pas brute, aveugle.
Elle suivait un trajet précis. Comme si elle avait un but.
Après quelques manipulations,
Kersten laissa retomber ses bras. Son corps se détendit comme celui d’un boxeur
entre deux assauts. Il demanda :
— Comment vous
trouvez-vous ?
Himmler demeura un instant sans
répondre. Il semblait écouter ce qui se passait dans son corps et ne pas y
croire. Il dit enfin, en hésitant :
— Je me sens… oui… c’est
étonnant… je me sens plus léger.
— Alors, continuons, dit
Kersten.
Les mains savantes, efficaces,
impitoyables reprirent leur travail. La souffrance pareille à une flamme
crépitante courut de nouveau le long des nerfs épuisés comme le long de fils
électriques. Mais à présent – et bien qu’une pression trop profonde ou une
torsion trop vive lui arrachât un halètement ou une plainte – Himmler
avait confiance. Et cette confiance aidait le médecin.
Au bout d’une dizaine de minutes,
Kersten s’arrêta et dit :
— Pour la première fois, c’est
assez.
Himmler ne paraissait pas l’avoir
entendu. Il ne faisait pas un mouvement, il respirait à peine. Il avait l’air
de craindre que le moindre effort, le moindre souffle lui fissent perdre un
équilibre intérieur d’une fragilité extrême. Son visage exprimait la stupeur,
l’incompréhension.
— Vous pouvez vous lever, dit
Kersten.
Himmler redressa le torse lentement,
prudemment, comme si sa chair recelait un trésor sans prix. Puis, de la même
façon, il plaça les pieds sur le plancher. Son pantalon défait glissa. Il eut
un geste instinctif, brusque, pour le rattraper. Puis, effrayé par les
conséquences que pouvait avoir ce mouvement, il resta figé, les doigts crispés
sur le pantalon. Mais le repos, le bien-être de ses viscères, la paix à nulle
autre pareille que procure la disparition d’une
Weitere Kostenlose Bücher