Les Mains du miracle
que Hitler, redouté,
cet homme dont la fonction même était de détenir les plus hauts et terribles
secrets d’État, se montrait d’une indiscrétion incroyable. Détendu, relâché,
détrempé, sous les mains du docteur, en proie à une béatitude comparable encore
à celle des intoxiqués et qui abolissait les réflexes de prudence, de garde,
Himmler avait besoin d’abandon dans la mesure même où, à l’état normal, il se
méfiait morbidement de tout et de tous.
Ses confidences, il les faisait
toujours pendant les traitements. Kersten avait pour règle de laisser toutes
les cinq minutes environ quelque répit aux nerfs qu’il venait de triturer. La
séance, qui durait une heure, comportait ainsi plusieurs arrêts, plusieurs
pauses. Dans ces intervalles, pour détendre son malade et se détendre lui-même,
Kersten engageait la conversation.
Si l’on veut pénétrer et comprendre
la profonde trame de l’extraordinaire histoire qui commence à se nouer ici, il
faut se représenter Himmler dans ces instants d’accalmie.
Le voilà qui émerge des remous
atroces de la souffrance à la surface d’une eau merveilleusement tranquille.
Son corps dénudé, meurtri, baigne et flotte dans une fluidité, une félicité
sans bornes. Il regarde les mains qui l’ont tiré des abîmes. Elles reposent sur
les genoux de Kersten ou sont entrelacées sur son ventre puissant. Au-dessus
d’elles respirent doucement une poitrine, des épaules robustes. Plus haut
encore sourit une large figure, charnue, rose, amène, aux yeux bons et sages.
Tout, chez le magicien débonnaire, invite à la confiance, l’amitié. Et le
Reichsführer, doublement vaincu, par la douleur d’abord et par l’arrêt ensuite
de cette douleur, le Reichsführer dont l’existence entière est vouée, sans
remords ni passion, aux tâches les plus secrètes, sordides et féroces, et qui
ne peut avoir d’autres compagnons que policiers, espions, séides ou bourreaux,
le Reichsführer Heinrich Himmler éprouve le désir invincible de parler enfin et
pour une fois sans réticence, ni soupçon, ni calcul.
Le mouvement le plus naturel le
porte pour commencer à discourir de lui-même, de son mal. Il a toujours eu peur
d’avoir le cancer ; son père en est mort. Kersten le rassure.
Alors Himmler va plus loin dans
l’abandon, la confession. Sa souffrance n’est pas seulement physique. Il a
honte de lui-même. Il cache sauvagement ses sueurs, ses nausées, ses crampes.
Il faut que personne, dans son entourage, ne puisse même les soupçonner.
— Mais pourquoi ? s’étonne
Kersten. Être malade n’est pas un déshonneur.
— C’est un déshonneur quand on
commande aux S.S., l’élite de la nation allemande qui est elle-même l’élite du
monde, réplique Himmler.
Et le voilà lancé.
Kersten écoute une longue leçon sur
le sang germanique et la gloire promise aux S.S. pour en être l’essence la plus
pure. Himmler, dans ce dessein, choisit lui-même ses soldats, et pris sur le
même modèle : grands, athlétiques, blonds, les yeux bleus. Ils doivent
être infatigables, rompus à tous les exercices et, sur le plan moral, durs à
eux-mêmes autant qu’aux autres. Comment lui, Himmler, lui, le Reichsführer de
ces hommes dont il veut faire des surhommes, comment accepterait-il de leur
laisser voir sa misère corporelle ?
Son propos prend tout de suite un
tour dogmatique, pédant. Il revient sans cesse à l’excellence raciale du peuple
germanique et aux signes qui la démontrent : la taille haute, le crâne
allongé, les cheveux clairs, les yeux bleus. Qui ne possède pas ces attributs
n’est pas un Allemand digne de sa race.
Kersten a beaucoup de contrôle sur
lui-même. Mais sans doute il ne parvient point à cacher la surprise que lui
inspirent ces propos, alors qu’il a sous les yeux la pauvre chair qu’il vient
de pétrir et va pétrir encore, les pommettes mongoloïdes, la tête ronde, les
cheveux noirs de son patient, ses yeux d’un gris sombre. Himmler dit en
effet :
— Je suis bavarois, et les
Bavarois, bruns pour la plupart, n’ont pas les caractéristiques dont je parle.
Mais ils rachètent cette déficience par leur dévouement particulier au Führer.
Car la vraie race allemande, la pureté du sang germanique se mesurent avant
tout chez un homme par son amour pour Hitler.
Le regard, si terne à l’accoutumée,
s’illumine soudain. Une surprenante émotion fait vibrer la voix monocorde.
Himmler a prononcé le
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