Les Mains du miracle
intolérable souffrance duraient
toujours.
Himmler fixa sur Kersten des yeux
qui, derrière les verres des lunettes, montraient une espèce d’égarement. Il
s’écria :
— Est-ce que je rêve ?
Est-ce que c’est possible ? Je n’ai plus mal… plus mal du tout…
Il reprit son souffle et continua,
davantage pour lui-même que pour Kersten :
— Aucun médicament n’y réussit…
La morphine même n’a plus d’effet… Et là… en quelques instants… Non… je ne
l’aurais jamais cru.
Himmler, de sa main libre, effleura
son ventre, avec le sentiment de toucher un miracle.
— Êtes-vous vraiment capable
d’arrêter mes crampes ? s’écria-t-il.
— Je le pense, dit Kersten. Ce
sont certains nerfs qui me semblent atteints chez vous et c’est sur les nerfs
que mon traitement agit.
Himmler se leva du divan où il se
tenait assis et s’approcha de Kersten.
— Docteur, dit-il, je veux vous
garder près de moi.
Et, sans donner à Kersten le temps
de répondre, il ajouta :
— Je vous ferai inscrire tout
de suite dans les S.S. Avec le rang de colonel.
Kersten ne put maîtriser un
haut-le-corps. Il considérait avec malaise cet homme chétif, à demi nu, qui
retenait son pantalon. Mais cet homme, parce qu’il avait cessé de souffrir,
avait repris le sentiment de sa toute-puissance. Et il interprétait à sa
manière l’étonnement du docteur. Il s’écria :
— Peu importe le fait que vous
êtes étranger. Pour les S.S., il n’y a que ma volonté. Je suis leur
Reichsführer. Un mot de vous et vous êtes colonel plein, avec le grade, la
solde, l’uniforme.
L’espace d’un instant, l’image de
lui-même transformé en officier S.S. passa dans l’esprit de Kersten, de lui,
gras et lourd, qui aimait tant les vêtements larges et les étoffes moelleuses.
Et il eut beaucoup de peine à ne pas rire. Mais les yeux de Himmler étaient
fixés sur lui et toute l’expression de sa figure montrait à quel point sa
proposition était une faveur, un hommage qu’il consentait à Kersten.
— Oui, docteur, reprit
solennellement Himmler. Je vous le promets : colonel plein.
Kersten inclina un peu la tête en
signe de reconnaissance. Il avait le sentiment de pénétrer dans un domaine où
les valeurs habituelles étaient renversées.
« Avec les fous, pensa-t-il, on
doit jouer le jeu. »
Il répondit avec gravité :
— Reichsführer, je suis
infiniment sensible à l’honneur que vous me faites. Mais il m’est impossible,
malheureusement, de l’accepter.
Il expliqua longuement à Himmler
qu’il habitait la Hollande, qu’il avait là-bas une maison, une famille, une vie
organisée… de très nombreux malades.
— Mais, poursuivit-il, dès que
vous aurez des crampes, je peux revenir. D’ailleurs, je ne pars pas tout de
suite, je reste deux semaines à Berlin pour traiter les patients que j’ai ici.
— Alors, comptez-moi parmi eux,
docteur. Venez chaque jour, je vous prie, s’écria Himmler.
Il saisit sa chemise, en couvrit ses
épaules obliques, ses omoplates saillantes, son ventre gonflé, boutonna son
pantalon, noua sa cravate, mit sa vareuse aux insignes de général S.S. et
appuya sur une sonnette.
L’aide de camp entra, salua.
— Monsieur Kersten est le
bienvenu ici, lui dit Himmler. C’est un ordre. Que tout le monde le sache.
7
Chaque matin, le miracle se
renouvela. Chaque matin, les griffes et les serres de la douleur étaient matées
par les mains dont Himmler apprenait à aimer jusqu’aux élancements qu’elles lui
infligeaient. Ainsi le souffrant, pour la drogue qui le soulage, chérit le mal
que lui fait l’aiguille par quoi elle est injectée.
Mais là, il ne s’agissait pas d’un
remède et d’un instrument. Le bienfait, la félicité tenaient aux doigts d’un
homme, d’un bon gros docteur au bon visage, au bon sourire, aux bonnes mains.
C’est pourquoi le Reichsführer
accueillait Kersten comme un magicien, comme un sorcier.
Tout habitué que fût le docteur à la
surprise, à la gratitude ravies chez ses malades, quand il les délivrait de
tourments dont ils n’espéraient plus guérir, le comportement de Himmler le
laissait stupéfait. Jamais aucun de ses patients n’avait montré pour lui tant
de révérence, d’exaltation, et presque superstitieuses. Avec Himmler, il
semblait à Kersten qu’il avait entre ses mains un enfant débile.
Et cet homme, le plus puissant dans
le III e Reich après Hitler et, plus encore
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