Les Mains du miracle
nom du demi-dieu.
Dès lors, il ne tarit plus. Hitler
est un génie comme il ne s’en trouve que tous les millénaires, et le plus grand
d’entre eux. Un être prédestiné, inspiré. Il sait tout. Il peut tout. Le peuple
allemand n’a qu’à lui obéir aveuglément pour arriver au zénith de son histoire.
Au bout d’une semaine, Himmler
s’était complètement habitué à penser tout haut devant son docteur.
Le huitième jour du traitement,
pendant l’une des pauses où Kersten laissait détendre ses mains contre son
ventre, le Reichsführer, dénudé et allongé sur sa couche, dit
tranquillement :
— Nous aurons bientôt la
guerre…
Les doigts mollement entrelacés de
Kersten se nouèrent très fort. Mais il ne bougea pas. Il avait appris, en
soignant Himmler, à manipuler non seulement les nerfs de son malade, mais
encore certaines de ses réactions psychologiques.
— La guerre !
s’écria-t-il. Allons donc ! Et pourquoi ?
Himmler se redressa un peu sur ses
coudes et répondit vivement :
— Quand j’annonce un événement,
c’est que j’en suis certain. Il y aura une guerre parce que Hitler le veut
ainsi.
La voix de l’homme chétif, à moitié
nu, et dépositaire des plus terribles secrets du III e Reich,
s’éleva d’un ton.
— Le Führer veut la guerre
parce qu’il estime qu’elle sera très importante pour le bien du peuple
allemand. La guerre fait les hommes plus forts et plus virils.
Himmler s’allongea de nouveau à plat
sur le divan pour ajouter avec un peu de condescendance, comme s’il eût voulu
rassurer un enfant pris de peur :
— Ce sera, de toute façon, une
petite guerre, courte, facile et victorieuse. Les démocraties sont pourries.
Elles seront tout de suite à genoux.
Kersten fit un grand effort pour
demander d’une manière égale, naturelle :
— Ne pensez-vous pas que c’est
jouer avec le feu ?
— Le Führer sait très bien
jusqu’où il doit aller, dit Himmler.
Le temps de pause était écoulé. Les
mains du docteur se placèrent de nouveau sur le torse grêle. Le traitement suivit
son cours.
Quand le temps vint pour Kersten de
regagner la Hollande, Himmler ne souffrait plus. Il ne s’était pas senti aussi
bien depuis des années. Lui qui était soumis à un régime exténuant et insipide,
et qui était assez gourmand, surtout de charcuterie, pouvait maintenant manger
à sa guise. Il fit à son médecin miraculeux des adieux pleins d’émotion et de
reconnaissance.
8
Trois mois passèrent. Hitler avait
fait occuper de force la Tchécoslovaquie ou, du moins, ce qui en restait après
les abandons consentis à Munich, l’automne précédent, par l’Angleterre et la
France. Le monde sentait venir la catastrophe.
Au début de l’été 1939, Kersten, qui
se trouvait à La Haye, fut appelé au téléphone par un aide de camp de Himmler.
Le Reichsführer souffrait beaucoup. Il priait le docteur de venir à Munich
aussi vite que possible.
À la gare, une voiture militaire,
conduite par un chauffeur S.S. en uniforme, l’attendait, qui l’amena à Gamund
Tagan See, localité située à quarante kilomètres de Munich, sur un lac admirable.
Himmler y occupait une petite maison
avec sa femme, plus vieille que lui de neuf ans, d’aspect insignifiant, de
visage ingrat, maigre, sèche, et sa fille, âgée alors d’une dizaine d’années,
blonde et fade.
Kersten fut logé dans un hôtel des
environs, mais Himmler voulut absolument avoir le docteur à tous les repas chez
lui, en famille. On eût dit que Himmler cherchait à se concilier le magicien
qui, de nouveau, le délivrait de ses tourments, et à faire d’un sorcier un ami.
À table, il parlait volontiers de la
Bavière, sa province natale, et du temps où elle était un royaume souverain. Il
était très fier d’un arrière-grand-père qui avait servi comme soldat de métier
dans la garde bavaroise sous le roi Otto, et, ensuite, comme intendant de
police à Lindau, sur le lac de Constance.
Toutefois, les véritables entretiens
entre Himmler et Kersten, et les seuls qui fussent pour le docteur d’un intérêt
capital, avaient lieu au cours des traitements. Là, Himmler n’était plus le
maître de maison ou le chef des troupes spéciales et de la police secrète, mais
le malade à demi nu et heureux de s’abandonner, de se livrer aux mains du
miracle.
Ces conversations, à un moment ou à
un autre, par tel ou tel détour, aboutissaient à l’événement qui
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