Les masques de Saint-Marc
leur table. Sissi avait tourné la tête et constaté avec amusement qu’au moment où il la reconnut, sa mâchoire inférieure se décrocha et qu’il resta bouche bée pendant un petit moment.
— La comtesse , dit Königsegg en distinguant bien les deux syllabes et en adressant à Tron un regard de supplique, souhaitait vous remettre le document en main propre.
Il fallut au commissaire trente secondes, voire plus, pour refermer la bouche. Alors, il se pencha sur la main qu’on lui tendait avec un sourire, esquissa un baiser et leva le regard vers la comtesse qui, lui sembla-t-il, le lui rendit avec un grand naturel, presque avec une certaine intimité. Il distinguait sa lèvre supérieure, qui recouvrait légèrement l’autre, le tracé moqueur de sa bouche, l’amorce de ses fossettes, ses grands yeux marron foncé et son front haut. Oui, cela ne faisait aucun doute, il s’agissait bien de l’impératrice en chair et en os, assise devant lui et en train de manger une coppa Garibaldi . Il s’éclaircit la gorge.
— La comtesse Hohenembs, si j’ai bon souvenir ?
L’impératrice esquissa un sourire un peu sentimental. Puis elle lui dit dans son allemand doux, teinté de bavarois :
— C’est parfaitement exact, comte.
— Je ne m’attendais pas à vous rencontrer ici.
Petit à petit, il avait repris ses esprits.
— Et moi, répliqua-t-elle sans cesser de sourire, je ne m’attendais pas à vous voir au bal demain soir.
Puis elle se pencha au-dessus de la table, la mine soudain sérieuse.
— Comment comptez-vous y prendre, commissaire ?
— Je vais monter au grenier vers trois heures et arrêter cet individu.
Tron s’était assis à côté de l’intendant en chef qui plantait sa fourchette dans son Kaiserschmarrn , l’air mal à l’aise. Des bruits de langue provenaient de dessous la table : Spartacus léchait son assiette.
L’impératrice fronça les sourcils.
— Comme ça, tout simplement ?
— Je serai armé, comtesse ! précisa le commissaire. Et si nous en venons au corps à corps, son fusil de précision ne lui sera pas d’un grand secours.
Tron se réjouissait que le terme corps à corps lui soit revenu. Il semblait faire son petit effet. Derrière la voilette, Sissi fit une grimace angoissée.
— Vous pensez devoir vous battre ?
Il secoua la tête.
— Non, je pense qu’il se rendra sur-le-champ.
— Qu’est-ce qui vous permet d’en être aussi sûr ?
L’impératrice avala une cuillerée de glace à la fraise et but une gorgée de café. Le commissaire remarqua qu’elle changeait chaque fois de parfum de manière à déguster la coppa Garibaldi dans l’ordre subversif.
— Nous avons affaire à un tueur professionnel , expliqua-t-il sur un ton d’expert. Ces gens sont vénaux . Il suffit de lui proposer une plus grosse somme que la bande de Crenneville.
Sissi comprit aussitôt.
— Vous voulez dire qu’il va nous révéler le nom de ses commanditaires ? Pour de l’argent et en échange de sa liberté ?
Tron acquiesça.
— Il n’y aura pas de combat ou, tout au plus, une joute verbale.
— Quelle garantie pouvez-vous lui offrir ?
— Aucune, répondit le commissaire. Mais nous non plus, nous n’avons aucune garantie qu’il parlera. Nous serons obligés de nous faire une confiance mutuelle.
— Que se passera-t-il une fois que vous l’aurez arrêté ? Avez-vous l’intention de le confier aux gardes du palais royal ?
Sissi hésita un instant avant de poursuivre.
— Peut-être risquent-ils de…
— … le tuer au cours d’une tentative de fuite ? demanda le commissaire.
— Cette hypothèse ne me paraît pas exclue, confirma-t-elle. Les morts ne parlent pas.
— C’est pourquoi, dit Tron, je ne le confierai pas aux gardes du palais royal, mais à la Kommandantur.
La fausse comtesse plissa le front.
— Vous allez bien devoir passer devant les sentinelles pour sortir du palais !
Il secoua la tête.
— Avec mon uniforme d’officier, je n’aurai aucun mal. Une fois dehors, il sera trop tard pour l’abattre.
— Et alors, Crenneville est fichu, lâcha Königsegg non sans une certaine satisfaction.
— De même que tous les gens qui se cachent derrière lui, ajouta la souveraine.
Elle prit à nouveau une cuillère de glace à la fraise, suivie d’une gorgée de café. Puis elle sortit de son sac à main une feuille pliée en quatre qu’elle tendit au-dessus de la table.
— Voici le document que vous avez réclamé. Il ne reste
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