Les masques de Saint-Marc
énergique.
— Je peux parfaitement. Où joindre le commissaire ?
— Au palais Balbi-Valier.
— Alors, écrivez ! ordonna-t-elle sur un ton qui n’admettait aucune réplique.
51
Le commissaire descendit de gondole peu avant dix heures. Un léger brouillard recouvrait la Piazzetta. Les becs de gaz devant le palais des Doges et la Marciana dessinaient des ronds de lumière jaune dans l’air humide où flottait également depuis plusieurs jours une nervosité croissante. Tandis que les officiers de passage s’amusaient dans les nombreux cafés de la place Saint-Marc, les soldats stationnés à Venise – des chasseurs croates pour la plupart – étaient chargés de veiller au bon déroulement des festivités pendant le séjour de l’empereur. Ils intervenaient sans ménagement au moindre attroupement et prenaient un malin plaisir à vérifier les papiers des Vénitiens aussi bien que ceux des étrangers. Tron remarqua que deux sous-lieutenants postés devant la colonne au lion l’observaient avec attention depuis qu’il avait posé le pied sur le môle. Allait-il devoir montrer son passeport ? Mon Dieu, l’avait-il sur lui au moins ?
Non, ils le laissèrent passer sans l’interpeller. Peut-être son nouveau haut-de-forme, qu’il avait acheté (pour une belle somme) après avoir perdu l’ancien sur le Patna , leur inspirait-il le respect.
Une heure plus tôt, il avait reçu un billet de Königsegg au palais Balbi-Valier. Le message se limitait à trois lignes par lesquelles le général de division lui donnait rendez-vous au Florian à dix heures. Il ne contenait pas un mot sur la décision de la souveraine, mais il était rédigé sur un épais papier de luxe aux armes de l’impératrice, ce qui laissait supposer que l’intendant en chef l’avait écrit avec l’aval de Sa Majesté. Tron s’étonnait qu’il voulût le rencontrer non pas au Quadri , mais précisément au Florian , haut lieu de sédition. Königsegg avait sans doute ses raisons. Cette fois, en tout cas, il était peu probable qu’il portât l’uniforme. Traînerait-il à nouveau avec lui le petit Spartacus ? Le commissaire ne put s’empêcher de sourire. Oui, c’était vraisemblable.
Il continua son chemin sans se presser, dépassa de nombreux emplacements où l’on vendait de la friture de poissons ou des marrons chauds et doubla plusieurs groupes d’officiers en train de bavarder, une cigarette aux lèvres. Il s’arrêta devant le portail de la basilique pour examiner la tribune en bois sur laquelle l’empereur grimperait le lendemain. C’était de là qu’il s’adresserait à ses sujets. L’estrade – on y accédait sans peine par deux marches commodes – était ceinte d’une balustrade qu’on devait encore décorer de guirlandes de fleurs. Deux sergents des chasseurs croates montaient la garde. Vu qu’ils le dévisageaient d’un air méfiant, comme s’il pouvait avoir caché une bombe sous son chapeau, Tron se remit prudemment en marche.
Il ne faisait aucun doute, pensa-t-il, que l’intendant en chef avait tout intérêt à déjouer un attentat contre la personne de l’empereur. Il ne faisait aucun doute non plus qu’il avait conscience de sa dette envers lui et n’avait pas l’intention de se dérober à cette obligation. Mais l’impératrice, elle, s’embarquerait-elle dans une entreprise aussi risquée ? Le croirait-elle capable d’arrêter un homme ou, plutôt, un tueur professionnel qui avait déjà montré à quel point il était dangereux ? D’un autre côté, quelle solution restait-il s’il était exclu de s’adresser à l’empereur ? Existait-il même une autre solution ?
Contrairement au Quadri , le Florian était presque vide ce soir-là, ce qui tenait sans doute au fait qu’un cordon sanitaire * de chasseurs croates contrôlait les papiers de tout nouveau venu, y compris ceux de Tron. Les officiers, jamais bien nombreux, avaient déserté l’établissement. Même les Vénitiens semblaient en minorité. La plupart des clients étaient des étrangers : des Anglais en tweed à carreaux, des Français raffinés, des Russes barbus.
Königsegg, en civil comme Tron l’avait supposé, avait pris place dans la salle orientale, sous le portrait d’une belle Maure. Face à lui, une dame mince, vêtue de noir, à l’épaisse chevelure cachée par un chapeau gris, tournait le dos au commissaire qui distingua néanmoins qu’elle portait une voilette. Un peu troublé par la présence
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