Les Nus et les Morts
d’angoisse que Croft dît quelque chose, et il éprouva un soulagement de n’avoir pas été interpellé par son nom.
Les clochards, à l’asile, qui rampaient quand ils étaient sobres, qui pestaient quand ils étaient soûls.
« T’as tenu le coup tout seul aussi longtemps que t’as pu,, puis te voilà sans force pour continuer. Tu t’es battu., contre tout et tout t’est tombé dessus et t’a cassé, jusqu’à ce que t’as fini par être qu’un petit boulon de rien qui s’accroche et qui gueule quand la machine tourne trop vite. »
Il lui fallait compter sur les autres, il avait besoin d’autrui maintenant, et il ne savait pas comment s’y prendre. Un embryon d’idée germait tout au fond de lui, qu’il était incapable d’exprimer. « Si, tous, on faisait preuve de solidarité… »
« Aaah, merde. Tout ce qu’ils savent c’est s’égorger les uns les autres. » Il n’y avait pas de réponse, pas même de dignité pour soi en fin de compte. Si encore il avait Lois. Il jongla un instant avec l’idée de lui écrire, de renouer avec elle, puis l’abandonna. « Le moins que je peux faire, c’est quitter comme un homme. » Et puis il y avait la pensée qu’elle lui dirait peut-être d’aller se faire pendre ailleurs. Il toussa de nouveau et expectora dans sa main, gardant son crachat pendant plusieurs secondes avant de s’en défaire subrepticement sur la toile de sa couchette. « Que le pilote essaie de récurer ça. » Il grimaça un sourire, honteux de la satisfaction qu’il en éprouva.
Et Goldstein, couché sur son bat-flanc avec ses bras sous sa tête, pensait rêveusement à sa femme et à son enfant. L’amertume et la frustration d’avoir perdu Wilson s’étaient repliées dans son cerveau, elles s’étaient enkystées temporairement sous la couche de stupeur qui avait suivi cette perte. Il avait dormi pendant un jour et demi, et le voyage avec le brancard paraissait lointain. Il se sentait même de la sympathie pour Brown et pour Stanley parce qu’ils étaient un peu gênés en sa présence et qu’ils semblaient craindre de l’ennuyer. Et il avait un copain. Il y avait une entente entre Ridges et lui. Le jour qu’ils avaient passé sur la plage, en attendant l’arrivée de la section, ne fut pas déplaisant. Et, machinalement, ils avaient choisi des couchettes adjacentes en montant à bord.
Il eut ses moments de révolte. Son ami goy était un goy – un paysan, un paria lui-même. C’était bien son lot d’avoir un ami de ce genre. Mais il fut honteux de ses pensées, presque aussi honteux que lorsque quelque pensée caustique lui traversait la tête au sujet de sa femme. Il finit par se méfier de lui-même. Il avait un illettré pour ami, et puis après ? Ridges était un brave type. Il y avait quelque chose de longanime en lui. Le sel de la terre, se disait Goldstein.
Le canot roulait à un mille au large. Vers la fin de l’après-midi les hommes commencèrent à bouger un peu, à regarder par-dessus la lisse. L’île passait en glissant avec lenteur, toujours impénétrable, toujours verte et dense avec sa jungle à fleur d’eau. Ils doublèrent une petite péninsule qu’ils avaient remarquée à l’aller, et certains se mirent à calculer combien de temps il leur restait avant d’atteindre le bivouac. Polack grimpa en poupe, où le pilote se tenait contre la barre, et s’assit sous l’auvent de toile. Le soleil glissait sur l’eau, réverbérant avec éclat sur la vague, et l’air dégageait un fin bouquet de végétation et d’océan.
« Dis, fait bon ici », dit-il au pilote.
L’homme de barre grogna. Il était fâché parce que les soldats avaient craché sur le pont.
« Aaah, qu’est-ce qui te démange ? demanda Polack.
– C’est toi le petit malin qui l’as ouvert tout grand tout à l’heure.
– Aaah, fit Polack, haussant les épaules, tu vas pas râler pour ça, dis. On en a vu des dures, nous autres, on a les nerfs en compote.
– Oui, vous devez en avoir vu des drôles.
– Sûr, dit Polack en bâillant. Demain ils nous enverront de nouveau en patrouille pour qu’on se crève le cul, tu verras.
– Ça sera que du nettoyage.
– Où c’est que t’as pris ça, du nettoyage ? »
Le pilote lui décocha un coup d’œil, « De Dieu, j’ai oublié que vous êtes resté en patrouille pendant six jours. Dis, merde, toute la campagne a pété jusqu’au ciel. On a tué Toyaku. Dans une semaine y aura
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