Les Nus et les Morts
hommes descendirent un à un les échelons de la fatigue, mais cela leur arriva si souvent au cours des derniers jours que la chose leur devint presque familière, presque supportable. Ils ne s’étonnaient pas de l’engourdissement de leurs jambes, qu’il leur fallait traîner après soi comme ces jouets qu’un enfant remorque avec une ficelle. Ils n’enjambaient plus les marches. Ils y jetaient leur fusil, s’affalaient sur le rebord du gradin, et s’y hissaient à la force du poignet, halant sur leurs jambes. Même les moindres des rochers ne se laissaient plus enjamber. Ils soulevaient leurs jambes avec leurs mains et plaçaient leurs pieds sur la marche, chancelant comme des vieillards au sortir du lit.
Çà et là quelqu’un s’immobilisait, se couchait en chien de fusil, exhalant des sanglots de fatigue dont le son contracté et ravi rappelle si bien des cris mêlés de gémissements. Ils se communiquaient les uns aux autres leur vertige, ils écoutaient avec une attention morbide les bruits que leur arrachait leur nausée. Tous avaient des haut-le-cœur. Ils n’arrêtaient pas de tomber. Les rochers rendus glissants par la boue et la végétation, la méchanceté des ronces dans les fourrés de bambou, les lianes où se prenaient leurs pieds, tout se confondait en un vaste tourment. Les hommes grognaient et pestaient, ils tombaient la face la première, ils roulaient et patinaient d’un roc à l’autre.
On ne voyait pas à dix pieds devant, et ils finirent par oublier Croft. Ayant découvert que leur haine de Croft était battue en brèche, ils se mirent à haïr la montagne, à la haïr avec plus de ferveur qu’ils n’avaient jamais haï aucun être humain. Les gradins devinrent vivants, personnifiés ; ils semblaient les narguer, les fourvoyer, leur tenir tête à chaque pas. Une fois de plus ils oublièrent les Japonais, oublièrent la patrouille, quasi s’oublièrent eux-mêmes. Cesser de monter était l’unique extase qu’ils pouvaient imaginer.
Même Croft était exténué. Il avait la tâche de mener les hommes, d’élargir la piste quand la végétation se faisait trop dense, et il s’épuisait à force de remorquer son monde. Il ne sentait pas seulement le poids de son propre corps mais encore le poids collectif de la colonne, et cela aussi effectivement que s’il les eût halés à la corde. Ils le tiraient en arrière, ils touaient sur ses épaules et sur ses talons. Et à sa dépense physique s’ajoutait le sentiment aigu que tous ils atteignaient la limite de leur résistance.
Un autre élément y jouait encore. Plus il se rapprochait du sommet de la montagne et plus grande devenait son angoisse. Tout nouveau détour le long de leur montée exigeait de lui un effort extrême de volonté. Une multiple terreur s’était accumulée en lui pendant ces journées passées à pénétrer de plus en plus profondément au cœur de ce pays. Tous ces vastes espaces de terre, toute cette peine tenacement soutenue au flanc rétif de la montagne, avaient annihilé et corrodé sa volonté. Pour la première fois de sa vie il sursautait de crainte quand un insecte venait le frapper au visage, quand une feuille effleurait son cou. Il se poussait de l’avant, brûlant ses dernières ressources, et, aux haltes, il se laissait choir à bout d’énergie.
Mais, chaque fois, le bref répit rechargeait sa résolution, et il remontait quelques mètres de plus. Lui aussi avait presque tout oublié. La mission de la patrouille, la montagne elle-même, ne l’affectaient plus. Il persévérait à la suite d’une sorte de combat intérieur, comme pour déterminer lequel des pôles de son être l’emporterait.
Et, enfin, il pressentit l’approche du sommet. Comme s’il gagnait la sortie d’un tunnel, il perçut un éclat de soleil à travers la dense végétation de la jungle. Cela le stimula et l’épuisa en même temps. Tout pas qui le rapprochait du sommet l’effrayait davantage. Il se sentait prêt à abandonner avant d’atteindre son but.
Mais il n’en eut pas l’occasion. Il venait de buter sur une pierre, eut la vision d’un nid en forme d’un ballon de rugby d’un brun clair, et, déporté par sa fatigue, il s’y heurta avec violence. Il se rendit compte immédiatement quel était ce nid, mais il était trop tard. Un vacarme s éleva là-dedans et un énorme frelon de la taille d’une pièce de dix francs s’en échappa, puis un autre et un autre. Cloué sur place, il les
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