Les Nus et les Morts
PREMIÈRE PARTIE LA VAGUE
Personne ne pouvait dormir. Quand le matin sera venu les embarcations d’assaut seront mises à la mer et une première vague de troupes piquera à travers le ressac et débarquera sur la plage d’Anopopéi. Dans le convoi, à bord de chaque navire, l’on savait que dans quelques heures quelques-uns seraient morts.
Etalé sur sa couchette, yeux clos, un soldat repose. Il ne dort pas. Tout autour de lui, pareil au susurrement du ressac, il entend le murmure des hommes dans leur sommeil inquiet. « Je ne le ferai pas, je ne le ferai pas », crie quelqu’un dans son rêve. Le soldat ouvre les yeux et son regard qui fait lentement le tour du poste se perd parmi un fouillis de hamacs et de corps nus et d’équipement qui pendille. Il décide qu’il a envie d’aller aux latrines et, jurant un peu, il se désentortille, s’assied, la jambe pendue, le dos oppressé par la barre d’acier du hamac supérieur. Il soupire, prend ses chaussures qu’il a attachées à une épontille, se chausse avec lenteur. Sa couchette est la quatrième dans une rangée de cinq, et il se laisse descendre avec incertitude dans la demi-obscurité, de peur de marcher sur l’un de ceux qui gisent dans les hamacs inférieurs. En bas, il avance à travers un amoncellement de sacs et de balles, bute sur un fusil, se fraie un chemin vers la porte dans la cloison. II passe dans un autre poste, tout aussi encombré, et finalement il arrive aux latrines.
L’air y est brûlant. Même à présent un homme accapare l’unique douche d’eau douce – cette douche qui reste occupée depuis que les troupes sont montées à bord. Le soldat passe outre les "parties de poker d’as qui se jouent dans les douches d’eau salée, et il s’accroupit sur l’humide plancher à claire-voie. Il a oublié ses cigarettes, et il en demande une à un homme assis à quelques pieds de là. Tout en fumant il regarde le plancher noir et humide couvert de mégots, et il écoute l’eau chasser dans les canalisations. Il n’a eu, au fait, aucune raison d’y venir, mais il continue à croupir parce qu’il y fait plus frais, et sue l’odeur des latrines, de saumure, de chlore, de métal douçâtre et gluant, oppresse moins que la lourde et fétide sueur du poste. Le soldat y reste un long temps, puis il se redresse lentement, remonte son pantalon, et il songe à l’effort de regagner sa couchette. Il sait qu’il y attendra l’aube sans pouvoir dormir et il se dit je voudrais qu’il soit temps déjà, je m’en fous, je voudrais qu’il soit temps déjà. Et tout en revenant sur ses pas il pense à une aube de son enfance, une aube sans sommeil parce que c’était son anniversaire et que sa mère lui avait promis une fête.
Tôt ce soir-là Wilson et Gallagher et le sergent-chef Croft avaient commencé une partie de poker à sept cartes avec deux plantons du Q. G. Ils avaient accaparé la seule place vide sur le plancher du poste où l’on pouvait voir après l’extinction des lumières. Mais même ainsi ils devaient loucher car l’unique ampoule qui brûlait au plafond était passée au bleu, et il était difficile de distinguer la couleur rouge de la noire. Ils jouaient depuis des heures, et ils se trouvaient dans un état proche de la stupeur. Quand la donne était médiocre, les enchères s’ensuivaient automatiquement, presque inconsciemment.
La chance de Wilson avait été bonne dès le commencement, mais après un tour où il gagna trois donnes de suite elle devint phénoménale. Il se sentait de bonne humeur. Une pile de livres australiennes s’entassait en un désordre extravagant sous ses jambes croisées, et encore qu’il sût que compter son argent porte malheur, il n’ignorait pas qu’il avait gagné une centaine de livres. Il en ressentait une épaisse et lascive sensation dans la gorge, une de ces sensations que lui valait toute espèce d’abondance. « Je te le dis, annonça-t-il à Croft de sa molle voix de méridional, ce drôle d’argent il va être ma perdition. Je pourrai jamais me reconnaître dans ces sacrées livres. Ils font tout à l’envers, ces Australos. »
Croft ne répondit pas. Il était légèrement perdant, mais ce qui l’ennuyait c’est qu’il ne cessait pas d’avoir de sales cartes de toute la nuit.
Gallagher grogna avec mépris. « Nom de Dieu, avec la chance que t’as, t’as pas besoin de te reconnaître dans ton argent. Tout ce qu’il te faut c’est un bras pour le
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