Les Piliers de la Terre
rôle. Se déguiser, prendre la personnalité de quelqu’un d’autre,
jouer jusqu’à la caricature parfois, leur fournissait une sorte de détente,
nécessaire dans une vie par ailleurs si solennelle.
Avant la
pièce, Philip présida un bref service au cours duquel il fit alors un court
exposé de la vie sans péché et des œuvres miraculeuses de saint Adolphus. Puis
il gagna sa place dans le public et s’installa pour suivre la représentation.
De
derrière le paravent de gauche apparut une haute silhouette vêtue d’un
assemblage de tissus de couleur vive, maintenus avec des épingles. Il avait le
visage peint et portait une grosse sacoche. C’était le riche Barbare. Un
murmure d’admiration salua son déguisement, suivi par une vague de rires
lorsque les gens reconnurent l’acteur dissimulé sous ce costume : c’était
le gros frère Bernard, le cuisinier, que tout le monde connaissait et aimait.
Il arpenta la scène à plusieurs reprises pour laisser à chacun le loisir de
l’admirer, puis se précipita vers les petits enfants du premier rang,
provoquant des cris de joie et de frayeur ; ensuite il se glissa jusqu’à
l’autel, jetant des regards partout comme pour s’assurer qu’il était bien seul
et cacha derrière la table la sacoche. Il se tourna vers le public, lui lança
un clin d’œil complice et dit d’une voix forte : « Ces idiots de
chrétiens auront peur de voler mon argent, car ils s’imaginent qu’il est sous
la protection de saint Adolphus. Ah ! ah ! » Là-dessus, il se
retira derrière l’écran.
Du côté
opposé entra un groupe de hors-la-loi, vêtus de haillons, brandissant des épées
de bois et des hachettes, le visage barbouillé de suie et de craie. Ils firent
le tour de la nef, l’air farouche jusqu’au moment où l’un d’eux aperçut la
sacoche derrière l’autel. Une discussion s’ensuivit : fallait-il la voler
ou non ? Le bon hors-la-loi affirmait que ce larcin leur porterait
malheur ; le mauvais hors-la-loi prétendait qu’un saint mort ne pouvait
pas leur faire grand mal. Ils finirent par prendre l’argent et se retirèrent
dans un coin pour le compter.
Le Barbare
revint, chercha partout son magot et, ne le trouvant pas, se mit à hurler de
rage. Il tendit le poing vers la tombe de saint Adolphus et maudit le saint qui
n’avait pas protégé son trésor.
C’est
alors qu’Adolphus se leva de sa tombe.
Le Barbare
tressaillit de terreur. Sans se soucier de lui, le saint se dirigea vers les
hors-la-loi. D’un geste spectaculaire, il les anéantit l’un après l’autre rien
qu’en les visant du doigt. Les bandits simulèrent les affres de la mort, se
roulèrent sur le sol, prirent des postures grotesques en faisant d’horribles
grimaces.
Le saint
n’épargna que le bon hors-la-loi qui replaça l’argent derrière l’autel. Sur
quoi Adolphus se tourna vers le public et déclara : « Prenez garde,
vous tous, à ne jamais mettre en doute le pouvoir de saint
Adolphus ! »
L’auditoire
acclama et battit des mains. Les acteurs restèrent un moment plantés au milieu
de la nef, souriant d’un air embarrassé. Le but apparent de la pièce, bien sûr,
était d’illustrer une leçon de morale, mais Philip savait que les parties
préférées du public, c’étaient les passages comiques : la rage du Barbare
et la mort des hors-la-loi.
Quand les
applaudissements cessèrent, Philip se leva, remercia les acteurs et annonça que
les courses allaient bientôt commencer dans le pâturage au bord de la rivière.
Ce fut ce
jour-là que le jeune Jonathan, du haut de ses cinq ans, découvrit qu’il n’était
pas, finalement, le plus rapide coureur de Kingsbridge. Il s’inscrivit à la
course des enfants, vêtu de sa petite robe de moine, et provoqua des hurlements
de rire lorsqu’il la retroussa jusqu’à sa taille et se mit à courir, son petit
derrière exposé aux regards de tous. Mais les concurrents étaient des enfants
plus âgés et Jonathan termina parmi les derniers. Son expression, lorsqu’il
comprit qu’il avait perdu, était si bouleversée et si déçue que Tom en eut le
cœur brisé pour lui. Il le prit dans ses bras pour le consoler.
Les liens
entre Tom et l’orphelin du prieuré n’avaient cessé de se resserrer. Le maçon
passait toute la journée dans l’enceinte où Jonathan courait librement, aussi
était-ce inévitable qu’il y eût entre eux de nombreuses rencontres ; Tom
était à l’âge où ses
Weitere Kostenlose Bücher