Les Piliers de la Terre
On n’avait pas demandé à Philip de se soumettre à une élection, et cela
signifiait qu’il ne pouvait pas compter sur la bonne volonté des moines. Il lui
faudrait soigneusement tâter le terrain, bien se renseigner sur les problèmes
qui se posaient avant de pouvoir décider de la meilleure solution à leur
apporter. Il lui faudrait gagner le respect et la confiance des moines, surtout
ceux qui étaient plus âgés que lui et qui pourraient lui en vouloir de sa
position. Puis, une fois sa science faite et son autorité assurée, il prendrait
des mesures énergiques.
Les choses
ne se passèrent pas ainsi.
La lumière
déclinait, le second jour, lorsqu’il arrêta son poney à la lisière d’une
clairière pour inspecter sa nouvelle résidence. Il n’y avait en ce temps-là
qu’une seule construction de pierre, la chapelle. L’année suivante Philip
ferait construire en dur le nouveau dortoir. Les autres bâtiments de bois
paraissaient délabrés. Philip s’irrita : tout ce que faisaient les moines était
censé durer et cela valait pour les porcheries aussi bien que pour les
cathédrales. En regardant autour de lui, il enregistra des nouvelles preuves du
laxisme qui l’avait choqué à Kingsbridge : Pas de clôture, le foin
débordait par la porte de la grange et un tas de fumier auprès de l’étang à
poissons. Il sentit son visage se tendre de colère : « Du
calme », se dit-il. Tout d’abord il ne vit personne ; bien sûr,
c’était l’heure des vêpres et les moines devaient être à la chapelle. Il effleura
de sa cravache le flanc du poney et traversa la clairière jusqu’à la cabane qui
semblait faire office d’écurie. Un jeune homme, de la paille dans les cheveux
et l’air absent, passa la tête par-dessus la porte et regarda Philip avec
surprise.
« Comment
t’appelles-tu ? » dit Philip, avant d’ajouter un peu
timidement : « Mon fils.
— On
m’appelle Johnny Huit Pence », répondit le jeune homme. Philip mit pied à
terre et lui tendit les rênes : « Viens, Johnny Huit Pence, tu peux
desseller mon cheval.
— Oui,
mon père. » Le garçon passa les rênes autour d’une barrière et s’éloigna.
« Où
vas-tu ? demanda sèchement Philip.
— Annoncer
aux frères qu’un étranger est ici.
— Johnny,
il faut pratiquer l’obéissance. Desselle mon cheval. Je dirai moi-même aux
frères que je suis ici.
— Bien,
mon père. » L’air effrayé, Johnny se mit à l’ouvrage. Philip regarda
autour de lui. Au milieu de la clairière se dressait un long bâtiment, comme
une grande halle. A côté se trouvait une petite construction ronde avec de la
fumée qui s’élevait d’un trou dans le toit. Sans doute était-ce la cuisine. Il
décida d’aller voir ce qu’il y avait pour souper. Dans les monastères stricts
on ne servait qu’un seul repas par jour, le dîner à midi, mais il ne s’agissait
évidemment pas à l’évidence d’un établissement très strict et il y aurait un
léger souper après les vêpres, du pain avec du fromage ou des poissons salés,
ou peut-être une écuelle de bouillon d’orge préparé avec des herbes. Mais, en
approchant de la cuisine, Philip huma l’arôme reconnaissable et appétissant de
la viande en train de rôtir. Il s’arrêta, fronçant les sourcils, puis entra.
Deux
moines et un jeune garçon étaient assis autour du foyer central. L’un des
moines passa une cruche à l’autre qui but une gorgée. Le garçon tournait une
broche sur laquelle dorait un petit cochon.
Ils
levèrent les yeux d’un air surpris quand Philip approcha. Sans un mot, il prit
la cruche des mains du moine et la flaira. Puis il dit : « Pourquoi
bois-tu du vin ?
— Parce
que cela me réchauffe le cœur, étranger, dit le moine. Tiens… bois donc un
coup. »
On ne les
avait manifestement pas prévenus de l’arrivée prochaine de leur nouveau prieur.
Il était tout aussi évident qu’ils ne craignaient pas davantage de voir un
moine de passage rapporter leur conduite à Kingsbridge. Malgré son envie de
casser la cruche de vin sur la tête de l’homme, Philip prit une profonde
inspiration et dit avec douceur : « Les enfants des pauvres ont faim
pour nous fournir de la viande et de la boisson, dit-il, le vin est fait pour
la gloire de Dieu et non pas pour nous réchauffer le cœur. Plus de vin pour toi
ce soir. » Il tourna les talons, partant avec la cruche.
Comme il
s’éloignait, il entendit le moine dire :
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