Les Piliers de la Terre
« Pour qui te
prends-tu ? » Il ne répondit pas. On le saurait assez tôt.
Il déposa
la cruche devant la cuisine et traversa la clairière en direction de la
chapelle, serrant et desserrant les poings en essayant de maîtriser sa colère.
Pas de précipitation, se dit-il, sois prudent. Prends ton temps.
Il
s’arrêta un moment sous le petit porche de la chapelle, puis poussa sans bruit
la lourde porte de chêne.
Une
douzaine de moines et quelques novices éparpillés sans ordre lui tournaient le
dos. En face d’eux, le sacristain leur faisait face et lisait dans un livre
ouvert. Il célébrait l’office en hâte et les moines marmonnaient négligemment
les répons. Trois chandelles de longueur inégale crachotaient sur une nappe
d’autel sale.
Au fond,
deux jeunes moines bavardaient avec animation, sans se soucier des prières.
Comme Philip passait à leur hauteur, l’un d’eux dit quelque chose de drôle et
l’autre éclata de rire, noyant les mots que marmonnait le sacristain. Pour
Philip, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Il ouvrit la bouche et
hurla à tue-tête : « Taisez-vous ! » Les rires
s’interrompirent, le sacristain arrêta sa lecture. Le silence se fit dans la
chapelle et les moines se retournèrent pour dévisager Philip.
Il
s’approcha du moine qui venait de rire et le saisit par l’oreille. A peu près
de l’âge de Philip mais plus grand, il fut cependant trop surpris pour résister
quand Philip lui appuya une main sur la tête en criant : « A
genoux ! » Le moine aurait peut-être tenté de se débattre s’il ne
s’était pas senti coupable. Quand Philip accentua sa pression, le jeune homme s’agenouilla.
« Vous
tous, ordonna Philip, à genoux ! »
Tous
avaient prononcé le vœu d’obéissance et la scandaleuse indiscipline dans
laquelle ils vivaient visiblement depuis quelque temps n’avait pas réussi
malgré tout à effacer des années d’habitude. La moitié des moines et les
novices au complet s’agenouillèrent.
« Vous
avez tous parjuré vos vœux, dit Philip, sans cacher son mépris. Vous êtes tous
sans exception des blasphémateurs. » Il les regarda tour à tour droit dans
les yeux. « Votre pénitence commence dès maintenant », conclut-il.
Lentement ils s’agenouillèrent l’un après l’autre, seul resta debout le
sacristain, un homme bien en chair, aux paupières tombantes, âgé d’une
vingtaine d’années de plus que Philip. Celui-ci s’approcha en contournant les
moines agenouillés. « Donnez-moi le livre », dit-il.
Le
sacristain soutint son regard d’un air de défi et ne dit rien.
Philip
tendit la main et voulut s’emparer du gros volume. Le sacristain le serra plus
fort contre lui et Philip hésita. Il venait de passer deux jours à se prêcher
lenteur et prudence, et voilà qu’à peine arrivé, la poussière de la route
encore sur ses pieds, il jouait au risque-tout en affrontant un homme dont il
ne savait rien. « Donnez-moi le livre, mettez-vous à genoux »,
répéta-t-il.
Le
sacristain esquissa un ricanement : « Qui es-tu ? » dit-il.
De nouveau
Philip hésita. Sa robe et sa coupe de cheveux leur avait clairement indiqué à
tous qu’il était moine et son comportement qu’il possédait un certain
rang ; mais personne ne savait encore si ce rang le plaçait au-dessus du
sacristain. Il lui aurait suffi de dire Je suis votre nouveau prieur, mais il
ne le voulait pas. Il lui paraissait soudain très important de l’emporter par
le seul poids de l’autorité morale.
Le
sacristain perçut son incertitude et en profita aussitôt :
« Dites-nous à tous, je vous prie, fit-il avec une courtoisie feinte. Qui
est-ce donc qui nous ordonne de s’agenouiller en sa présence ? »
Toute
hésitation abandonna aussitôt Philip et il se dit : Dieu est avec moi,
alors de quoi ai-je peur ? Il prit une profonde inspiration et ses paroles
jaillirent dans un rugissement qui retentit des pavés du sol jusqu’aux pierres
de la voûte : « C’est Dieu qui te commande de s’agenouiller en sa
présence ! » tonna-t-il…
Le
sacristain sembla un rien moins sûr de lui. Philip saisit l’occasion et
s’empara du livre. Ayant désormais perdu toute autorité le sacristain finit, à
regret, par s’agenouiller. Dissimulant son soulagement, Philip regarda les
moines tour à tour et déclara : « Je suis votre nouveau
prieur. »
Il les fit
rester agenouillés tandis qu’il lisait le
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