Les Piliers de la Terre
à se décider, se dit-il : il
n’ose pas le toucher. Mais il se trompait. La résolution du chevalier parut
renforcée par le geste si stupide qu’il venait de faire ; comme s’il
s’attendait après celte insulte à être frappé par la main de Dieu, puisqu’il
n’en était rien, il pouvait faire pire. « Emmenez-le », ordonna
Reginald.
Les
chevaliers rengainèrent leur épée et s’approchèrent de l’archevêque.
L’un d’eux
saisit Thomas par la taille et essaya de le soulever.
Philip
était au désespoir. Ils l’avaient touché ! Ils étaient donc prêts à porter
la main sur un homme de Dieu. Philip eut le vertige en mesurant la profondeur
du mal qui les habitait. Ils devaient savoir dans leur cœur que leur acte leur
vaudrait d’aller en enfer, et ils l’accomplissaient quand même.
Thomas
perdit l’équilibre, agita les bras et voulut se débattre. Les autres chevaliers
accoururent pour essayer de l’empêcher de fuir. Il ne restait de l’entourage de
Thomas que Philip et un prêtre du nom d’Edward Grim. Tous deux bondirent pour
l’aider. Edward s’empara de son manteau et s’y cramponna. Un des chevaliers se
retourna et frappa Philip de son poing ganté. Touché à la tempe, Philip
s’écroula.
Lorsqu’il
reprit ses esprits, les chevaliers avaient lâché l’archevêque qui se tenait
debout, tête baissée, mains jointes dans une attitude de prière.
Philip,
avant même de se relever, lança un long hurlement désespéré de protestation :
« Non ! »
Edward
Grim leva le bras pour détourner le coup.
« Je
me recommande à D… », commença Thomas.
L’épée
s’abattit.
Elle
frappa du même coup Thomas et Edward. Philip s’entendit pousser un cri. La lame
s’enfonça dans le crâne de l’archevêque et vint glisser sur le bras du prêtre.
Tandis que le sang jaillissait de l’épaule d’Edward, Thomas tomba à genoux.
Eperdu,
Philip contemplait l’horrible blessure que l’archevêque portait à la tête.
Il
s’effondra lentement sur les mains, se soutint ainsi un instant, puis s’affala
sur les dalles.
Un autre
chevalier leva son épée et frappa à son tour. Philip poussa malgré lui un
gémissement. Le second coup porté au même endroit que le premier trancha le
haut du crâne de Thomas ; il fut assené avec une telle violence que l’épée
vint heurter la pierre et se brisa en deux. Le chevalier laissa tomber le
morceau qui lui restait dans la main.
Un
troisième chevalier commit alors un acte qui devait rester gravé dans la
mémoire de Philip jusqu’à la fin de ses jours : il enfonça la pointe de
son épée dans le crâne ouvert de l’archevêque pour répandre son cerveau sur le
sol.
Accablé
d’horreur. Philip s’effondra de nouveau. « Il ne se relèvera plus, dit le
chevalier… Partons ! »
Ils
tournèrent les talons et s’enfuirent.
Philip les
regarda descendre la nef, agitant leurs épées autour d’eux pour disperser les
curieux.
Quand les
meurtriers eurent disparu, un silence glacé tomba dans l’église. Le corps de
l’archevêque gisait face contre terre sur les dalles – le haut de son crâne, couvert
de cheveux, détaché de sa tête comme le couvercle d’un pot. Philip enfouit son
visage dans ses mains. C’était la fin de tout espoir. Les barbares l’ont
emporté, se répétait-il ; les barbares ont gagné. Il éprouvait un vertige,
l’impression de sombrer lentement dans un lac profond où il allait se noyer
dans le désespoir, il n’y avait plus rien à quoi se cramponner : tout
s’effondrait.
Il avait
passé sa vie à lutter contre le pouvoir arbitraire des méchants et voilà que,
dans cette ultime épreuve, il était vaincu. Il se rappela le jour où William
était venu tenter d’incendier pour la seconde fois Kingsbridge. Les habitants
avaient en un jour bâti une muraille. Quelle victoire ç’avait été ! La
force pacifique de centaines de gens ordinaires était venue à bout de la
cruauté du comte William. Il se souvenait du temps où Waleran Bigod avait voulu
faire bâtir la cathédrale à Shiring afin de pouvoir la contrôler lui-même.
Philip avait mobilisé la population de tout le comté. Des centaines de gens,
plus d’un millier, étaient accourus à Kingsbridge en ce merveilleux dimanche de
Pentecôte, trente-trois ans plus tôt, et la seule force de leur dévotion avait
vaincu Waleran. Mais maintenant il n’y avait plus d’espoir. Tous les braves
gens de Canterbury, toute
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