Les prisonniers de Cabrera
musique : début janvier, installation au Prado, sur les bords du Manzanares, pour des campagnes de chasse ; à Pâques, quelques jours de détente à Aranjuez ; de juillet à octobre, séjour prolongé au château de San Ildefonso, proche de Ségovie, dans la sierra de Guadarrama, pour échapper à la canicule madrilène ; d’octobre à décembre, retraite dans ce nid de fantômes royaux, le château de l’Escurial, pour des chasses d’automne et d’hiver…
Dès lors, comment expliquer ce déplacement à Aranjuez, qui ressemblait à un exode ? Pour moi, tandis que je respirais l’âcre poussière du chemin, la réponse ne devrait plus tarder.
Si la créature ailée postée sur son nuage s’était absorbée dans la contemplation du train royal, elle n’aurait pas manqué d’être surprise en constatant qu’après les villages de Pinto et de Valdemoro, à mi-chemin du trajet, et plus encore par la suite, des bandes de campesinos , de paysans, convergeaient vers le cortège, non pour l’assaillir mais pour l’escorter avec des supplications et des lamentations. Après Serena Nuevo, ils étaient des milliers, venus de je ne sais où, sortis de leurs cabanes ou de leurs tanières.
Il eût fallu que je sois sourd et aveugle pour ne pas comprendre que nous avions notre part, mes hommes et moi, dans ce déferlement populaire, non pour être acclamés ou vénérés, mais hués et menacés d’être molestés. Des cris sauvages retentissaient à mes oreilles : « À mort les Français ! Retournez chez vous ! Vous n’avez rien à faire en Espagne ! », et tutti quanti… Les implorations étaient pour la famille royale, que l’on conjurait de ne pas s’exiler, et les insultes pour nous.
Les troubles que j’avais vaguement pressentis prenaient corps et mes pressentiments se confirmaient, minute après minute. Plutôt que de subir la loi d’une puissance étrangère, la cour avait décidé de prendre le large, sans préjuger d’un hypothétique retour. Informé de cette décision, le peuple réagissait violemment.
Nous n’étions pas au bout de nos surprises.
En vue du Tage et des murailles d’Aranjuez, je crus opportun de faire usage de nos armes contre la multitude qui se resserrait autour de mes hussards. Outre des insultes et des malédictions, des pierres commençaient à pleuvoir sur nous et des paysans piquaient avec leurs navajas la croupe de nos montures pour les exciter, tentant même de leur couper les jarrets.
Je dus faire tirer en l’air pour nous dégager et poursuivre notre route, le pire étant d’être massacrés sans pouvoir nous défendre. Je fus contraint de prendre en croupe un de mes hommes, atteint au visage par une pierre, et dont le cheval, blessé, avait été achevé par un groupe d’énergumènes.
En pénétrant dans la ville par un pont dont l’étroitesse nous préservait des attaques de la meute, je compris que nous n’étions pas les seules victimes visées par la populace paysanne, et que les cris de mort qui retentissaient à nos oreilles concernaient aussi celui qu’on appelait le prince de la Paix depuis qu’il avait mis fin à l’hégémonie anglaise dans les colonies, en signant avec la France le traité de San Ildefonso : Manuel Godoy, le grand favori du roi et l’amant de la reine. En ouvrant ses frontières aux Français et en leur permettant de traverser l’Espagne pour chasser les Anglais du Portugal et des ports de l’Andalousie, il avait fait entrer dans son pays un nouveau cheval de Troie dont il n’avait mesuré ni la puissance ni l’ambition.
En même temps qu’il accédait en brûlant les étapes aux plus hautes instances de la cour, Manuel Godoy y Alvarez, fils d’une famille noble décatie d’Estrémadure, s’était acquis la défaveur puis la haine d’un peuple qui n’aime guère voir se réaliser les ambitions d’un roturier et s’offusquait de ses rapports avec la reine.
Notre ambassadeur à Madrid, François de Beauharnais, qui a bien connu ce personnage, le juge « cupide, insatiable, d’une folle ambition, souple et patelin ». Il oublie de dire que Godoy était aussi travailleur, courageux et dévoué corps et âme à ses bienfaiteurs.
C’est ce personnage puissant et trouble que la population, le croyant responsable de ce projet d’exil volontaire de la famille royale, conspuait depuis des lieues.
On
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