Les prisonniers de Cabrera
nous avons échangés en buvant du champagne sur la terrasse : ils relèvent d’un banal marivaudage.
J’ignore ce qui l’a séduite dans ma personne : je n’ai rien de l’Apollon du Belvédère et, de plus, je boite à la suite d’une blessure à la cuisse occasionnée par une balle russe au cours d’une bataille, un an auparavant, en Prusse-Orientale devant Friedland. Quant à elle, en l’espace de quelques jours, elle a balayé le souvenir des petites maîtresses qui ont agrémenté mon séjour à l’École militaire de Toulouse.
Loin de mettre un frein à nos élans, la précarité de cette liaison n’avait fait que les attiser. Nous savions, elle comme moi, que dans un mois tout au plus, peut-être le lendemain de notre première étreinte, je devrais la quitter pour la grande aventure du Sud. Nous avions beau ne pas évoquer cette perspective, elle s’imposait à nous, mêlant au plaisir charnel un sentiment redoutable : celui d’une séparation douloureuse, imminente et d’une durée inconnue.
PREMIÈRE PARTIE
1
El amor y la muerte
Aranjuez, 18 mars 1808
Si j’avais été Dieu, ou quelque autre divinité emplumée assise sur un nuage au lieu d’une selle, j’aurais pris du plaisir à cet étrange spectacle.
Sur près de deux lieues, à travers des steppes arides, des collines et des marais, une sorte de gigantesque dragon progressait avec une lenteur de chenille processionnaire, disparaissant dans une vallée pour reparaître sur une crête, embrumé d’une épaisse poussière jaunâtre. Dans ce grand charroi de carrosses, de calèches, de fourgons et autres véhicules indispensables à chaque déplacement de la cour, j’aurais pu distinguer, derrière une compagnie de cavaliers en grand uniforme, le lourd carrosse aux portières voilées de cuir de la famille royale, celui du grand favori Manuel Godoy et ceux de quelques hauts dignitaires, ainsi que les voitures de l’intendance, des musiciens, de la meute, suivies d’une nuée de prostituées et de mendiants.
Le train royal avait quitté à l’aube le Palacio Nuevo, franchi le Manzanares pour prendre en droiture la direction d’Aranjuez. Malgré la brume qui voilait encore le soleil, la journée s’annonçait radieuse.
L’escorte de hussards dont j’avais le commandement, soit une vingtaine de cavaliers, suivait en flanc-garde. Cet ordre de marche n’attirait pas l’attention sur nous, ce qui me convenait. Je suivais le train à titre d’observateur plus que pour en assurer la sécurité, rien en apparence ne donnant lieu à quelque inquiétude que ce soit.
Dans les parages de San Cristobal de los Angeles, j’ai ressenti les premières gênes dues à cette pulvérulence à goût de poivre qui montait du chemin de terre serpentant au milieu d’une végétation de steppe, si bien que je dus, comme la plupart de mes hommes, nouer un mouchoir au bas de mon visage.
Un tourment d’une autre nature m’obsédait depuis la veille.
Joachim Murat, lieutenant général des armées en transit pour le Portugal, m’avait convoqué dans son cabinet pour me confier un ordre de mission. Il m’avait dit, tout en se servant du document comme d’un éventail :
« Puymège, en accord avec Dupont, je vais te confier une mission délicate, qui excède quelque peu tes fonctions ordinaires d’aide de camp. Tu trouveras les consignes dans cette enveloppe. Il faudra avant tout faire œuvre d’observateur. Il se peut qu’il ne se passe rien au cours de cette équipée, mais il se peut aussi que ça chauffe. Dans tous les cas, interdiction de te servir de tes armes, sauf en cas d’agression contre toi et tes hommes. J’ai été obligé d’insister pour imposer notre présence armée à Manuel Godoy. Tu devras m’envoyer des courriers d’heure en heure. Pour ne rien te cacher, ce déplacement de la cour à Aranjuez m’inquiète. » Ce qu’il ne me dit pas mais que je présageais, c’est que la cour d’Espagne, imitant celle du Portugal, avait décidé, semblait-il, de prendre la route de l’exil vers l’Amérique pour échapper à la mainmise probable de l’Empereur sur le Portugal et l’Espagne.
Ce qui, à l’évidence, lui avait mis la puce à l’oreille, c’était le caractère insolite de cette migration de grande envergure qui bouleversait le calendrier ordinaire de la cour, réglé comme du papier à
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