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Les prisonniers de Cabrera

Les prisonniers de Cabrera

Titel: Les prisonniers de Cabrera Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Peyramaure
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Prologue
    Au bas de ma lettre, au moment de la confier au courrier de l’état-major, j’ai ajouté cette apostille : « Juliette, ma chère femme, embrasse notre petit Eugène de la part de son père, et dis-lui qu’il m’est plus cher que mon cheval. Il comprendra. » 
    J’ai allumé mon premier cigare et rédigé l’adresse : « Madame Juliette de Puymège, commune de Larche, département de la Corrèze, France. »
    Il fait à peine jour, mais la rue commence à bouger. Aux roulements des charrettes, chariots et fardiers venus des campagnes environnantes se mêlent des beuglements et des bêlements d’animaux que des bergers mènent à la grande boucherie proche de la calle Valverde, à deux pas de mon domicile.
    J’ai trouvé à me faire héberger au premier étage de la boutique d’un corroyeur, Pablo Esteban. De ma fenêtre je peux voir la maison dite « du Sourd », qui abrite un peintre célèbre : Francisco de Goya y Lucientes. Frappé de surdité, la cinquantaine, il assume avec indolence ses fonctions de peintre officiel de la cour et avec passion son métier de graveur. Il ne quitte son atelier que pour des promenades dans les allées latérales de la plaza de Alcala avec ses amis, le dramaturge Moratin et l’acteur Máiquez.
    Depuis que je suis en garnison à Madrid et locataire d’Esteban, je n’ai eu qu’à deux ou trois reprises l’occasion de rencontrer le maître, sans m’attarder à lui faire la conversation car, outre que je ne connais que quelques mots de sa langue, sa célébrité et sa surdité me découragent de l’approcher. Je me contente de lui faire un salut militaire et de lui sourire ; il y répond par ce que je suppose être une grimace. Si j’en crois Esteban, la présence des armées napoléoniennes dans son pays l’indispose comme s’il avait avalé de force un poison. Comment pourrais-je lui tenir rigueur de son mépris ? Dans sa situation, sachant mon pays occupé, n’aurais-je pas fait de même et pris les armes ?
    Il me reste une petite heure avant de rejoindre mon unité et de prendre avec un détachement de hussards la route d’Aranjuez. Nous n’aurons que six lieues à parcourir, soit une vingtaine de kilomètres, pour y assurer la sécurité du roi Charles IV, du premier personnage du royaume, le ministre don Manuel Godoy, et de la famille royale. Un mystère enveloppe ce déplacement. D’ordinaire, ce n’est que pour les fêtes de Pâques que le roi et son train se rendent dans cette résidence. Pourquoi ce changement de date ? Je l’ignore.
    Je souffle la chandelle et fais alterner quelques gorgées de chocolat au lait (pas à l’eau, comme les Espagnols !) avec des bouffées de cigare : une habitude qui établit une sorte de connivence avec cette chambre imprégnée d’une fragrance délicate et le lit encore chaud où dort nue Josefa.
    Elle a pris possession du lit, ainsi que des oreillers, rabattus sur son visage comme des coquilles protectrices, dans l’attitude de la  Vénus au miroir  de Vélasquez. Il ne lui manque que cet objet et le chérubin ailé qui le présente : ce sont le même profil à peine esquissé, la même chevelure brune et profonde, la même coulée de chair d’une parfaite harmonie, avec un fuseau de lumière glissant sur le drap comme à la crête d’une vague.
    Une controverse amicale m’a opposé à mon ami Legendre, amateur de peinture et artiste lui-même, devant quelques œuvres célèbres, dans un palais de Madrid. Il a de la peine à comprendre l’intérêt que j’éprouve devant la  Vénus  de Vélasquez. Il apprécie l’harmonie des couleurs et la composition rigoureuse de cette œuvre, mais estime que le chérubin est de trop et que les hanches du modèle sont celles d’une prostituée.
    « Je préfère, m’a-t-il dit, les  Majas , la  vestida  et la  desnuda , de Goya. »
    J’ai protesté, avec véhémence :
    « Comment peux-tu trouver le moindre charme à cette créature, la  desnuda , offerte sans un sourire au caprice d’un client ? J’y vois un étalage de viande froide, sans le moindre souci du décor. À tout prendre, je préfère la  vestida  : guère plus gracieuse mais plus accessible… »
    Josefa ne dort pas.
    Elle cherche en grommelant le drap entassé sur ses pieds pour le ramener sur ses hanches, bâille et me demande d’un air distrait ce que je fais de si bonne

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