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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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loin d'avoir rien tu, rien
dissimulé qui fût à ma charge, par un tour d'esprit que j'ai peine
à m'expliquer et qui vient peut-être de l'éloignement pour toute
imitation, je me sentais plutôt porté à mentir dans le sens
contraire en n'accusant avec trop de sévérité qu'en m'excusant avec
trop d'indulgence, et ma conscience m'assure qu'un jour je serai
jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé moi-même. Oui, je le
dis et le sens avec une fière élévation d'âme, j'ai porté dans cet
écrit la bonne foi, la véracité, la franchise aussi loin, plus loin
même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme
sentant que le bien surpassait le mal j'avais mon intérêt à tout
dire, et j'ai tout dit.
    Je n'ai jamais dit moins, j'ai dit plus quelquefois, non dans
les faits, mais dans les circonstances, et cette espèce de mensonge
fut plutôt l'effet du délire de l'imagination qu'un acte de la
volonté. J'ai tort même de l'appeler mensonge, car aucune de ces
additions n'en fut un. J'écrivais mes Confessions déjà vieux, et
dégoûté des vains plaisirs de la vie que j'avais tous effleurés et
dont mon coeur avait bien senti le vide. Je les écrivais de
mémoire ; cette mémoire me manquait souvent ou ne me
fournissait que des souvenirs imparfaits et j'en remplissais les
lacunes par des détails que j'imaginais en supplément de ces
souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires. J'aimais
m'étendre sur les moments heureux de ma vie, et je les embellissais
quelquefois des ornements que de tendres regrets venaient me
fournir. Je disais les choses que j'avais oubliées comme il me
semblait qu'elles avaient dû être, comme elles avaient été
peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais
qu'elles avaient été. Je prêtais quelquefois à la vérité des
charmes étrangers, mais jamais je n'ai mis le mensonge à la place
pour pallier mes vices ou pour m'arroger des vertus. Que si
quelquefois sans y songer, par un mouvement involontaire, j'ai
caché le côte difforme en me peignant de profil, ces réticences ont
bien été compensées par d'autres réticences plus bizarres qui m'ont
souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal. Ceci est
une singularité de ma nature qu'il est fort pardonnable aux hommes
de ne pas croire, mais qui, tout incroyable qu'elle est n'en est
pas moins réelle : j'ai souvent dit le mal dans toute sa
turpitude, j'ai rarement dit le bien dans tout ce qu'il eut
d'aimable, et souvent je l'ai tu tout à fait parce qu'il m'honorait
trop, et qu'en faisant mes Confessions j'aurais l'air d'avoir fait
mon éloge. J'ai décrit mes jeunes ans sans me vanter des heureuses
qualités dont mon coeur était doué et même en supprimant les faits
qui les mettaient trop en évidence. Je m'en rappelle ici deux de ma
première enfance, qui tous deux sont bien venus à mon souvenir en
écrivant, mais que j'ai rejetés l'un et l'autre par l'unique raison
dont je viens de parler.
    J'allais presque tous les dimanches passer la journée aux Pâques
chez M. Fazy, qui avait épousé une de mes tantes et qui avait là
une fabrique d'indiennes. Un jour j'étais à l'étendage dans la
chambre de la calandre et j'en regardais les rouleaux de
fonte : leur luisant flattait ma vue, je fus tenté d'y poser
mes doigts et je les promenais avec plaisir sur le lissé du
cylindre, quand le jeune Fazy s'étant mis dans la roue lui donna un
demi-quart de tour si adroitement qu'il n'y prit que le bout de mes
deux plus longs doigts ; mais c'en fut assez pour qu'ils y
fussent écrasés par le bout et que les deux ongles y restassent. Je
fis un cri perçant, Fazy détourne à l'instant la roue, mais les
ongles ne restèrent pas moins au cylindre et le sang ruisselait de
mes doigts. Fazy consterné s'écrie, sort de la roue, m'embrasse et
me conjure d'apaiser mes cris, ajoutant qu'il était perdu. Au fort
de ma douleur la sienne me toucha je me tus, nous fûmes à la
carpière où il m'aida à laver mes doigts et à étancher mon sang
avec de la mousse. Il me supplia avec larmes de ne point l'accuser,
je le lui promis et le tins si bien que plus de vingt ans après
personne ne savait par quelle aventure j'avais deux de mes doigts
cicatrisés ; car ils le sont demeurés toujours. Je fus détenu
dans mon lit plus de trois semaines, et plus de deux mois hors
d'état de me servir de ma main, disant toujours qu'une grosse
pierre en tombant m'avait écrasé mes doigts.
    Ma

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