Les rêveries du promeneur solitaire
déjà les premiers effets. Dans les
pressentiments qui m'inquiétaient j'aurais voulu qu'on m'eût fait
de cet asile une prison perpétuelle, qu'on m'y eût confiné pour
toute ma vie, et qu'en m'ôtant toute puissance et tout espoir d'en
sortir on m'eût interdit toute espèce de communication avec la
terre ferme de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le
monde j'en eusse oublié l'existence et qu'on y eût oublié la mienne
aussi. On ne m'a laissé passer guère que deux mois dans cette île,
mais j'y aurais passé deux ans, deux siècles et toute l'éternité
sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse, avec ma compagne,
d'autre société que celle du receveur, de sa femme et de ses
domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens et
rien de plus, mais c'était précisément ce qu'il me fallait. Je
compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie et
tellement heureux qu'il m'eût suffi durant toute mon existence sans
laisser naître un seul instant dans mon âme le désir d'un autre
état. Quel était donc ce bonheur et en quoi consistait sa
jouissance ? Je le donnerais à deviner à tous les hommes de ce
siècle sur la description de la vie que j'y menais. Le précieux
farniente fut. la première et la principale de ces jouissances que
je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis
durant mon séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et
nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté. L'espoir qu'on
ne demanderait pas mieux que de me laisser dans ce séjour isolé où
je m'étais enlacé de moi-même, dont il m'était impossible de sortir
sans assistance et sans être bien aperçu, et où je ne pouvais avoir
ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui
m'entouraient, cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y finir mes
jours plus tranquillement que Je ne les avais passes, et l'idée que
j'avais le temps de m'y arranger tout à loisir fit que je commençai
par n'y faire aucun arrangement. Transporté là brusquement seul et
nu, j'y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres et mon
petit équipage, dont j'eus le plaisir de ne rien déballer, laissant
mes caisses et mes malles comme elles étaient arrivées et vivant
dans l'habitation où je comptais achever mes jours comme dans une
auberge dont j'aurais dû partir le lendemain. Toutes choses telles
qu'elles étaient allaient si bien que vouloir les mieux ranger
était y gâter quelque chose. Un de mes plus grands délices était
surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés et de n'avoir
point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me forçaient de
prendre la plume pour y répondre, j'empruntais en murmurant
l'écritoire du receveur, et je me hâtais de la rendre dans la vaine
espérance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces
tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j'emplissais ma
chambre de fleurs et de foin, car j'étais alors dans ma première
ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avait
inspiré un goût qui bientôt devint passion. Ne voulant plus
d'oeuvre de travail il m'en fallait une d'amusement qui me plût et
qui ne me donnât de peine que celle qu'aime à prendre un paresseux.
J'entrepris de faire la Flora petrinsularis et de décrire toutes
les plantes de l'île sans en omettre une seule, avec un détail
suffisant pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un
Allemand a fait un livre sur un zeste de citron, j'en aurais fait
un sur chaque gramen des prés, sur chaque mousse des bois, sur
chaque lichen qui tapisse les rochers, enfin je ne voulais pas
laisser un poil d'herbe, pas un atome végétal qui ne fût amplement
décrit. En conséquence de ce beau projet, tous les matins après le
déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j'allais une loupe à la
main et mon Systema naturae sous le bras, visiter un canton de
l'île que j'avais pour cet effet divisée en petits carrés dans
l'intention de les parcourir l'un après l'autre en chaque saison.
Rien n'est plus singulier que les ravissements, les extases que
j'éprouvais à chaque observation que je faisais sur la structure et
l'organisation végétale et sur le jeu des parties sexuelles dans la
fructification, dont le système était alors tout à fait nouveau
pour moi. La distinction des caractères génériques, dont je n'avais
pas auparavant la moindre idée, m'enchantait en les vérifiant sur
les espèces communes en
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