Les rêveries du promeneur solitaire
ni la
justice ni la vérité due et qu'elles ne soient que des fictions
indifférentes à tout le monde et à moi. Mon désir serait bien d'y
substituer au moins à la vérité des faits une vérité morale ;
c'est-à-dire d'y bien représenter les affections naturelles au
coeur humain, et d'en faire sortir toujours quelque instruction
utile, d'en faire en un mot des contes moraux des apologues ;
mais il faudrait plus de présence d esprit que je n'en ai et plus
de facilité dans la parole pour savoir mettre à profit pour
l'instruction le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide
que celle de mes idées, me forçant presque toujours de parler avant
de penser, m'a souvent suggéré des sottises et des Inepties que ma
raison désapprouvait et que mon coeur désavouait à mesure qu'elles
échappaient de ma bouche, mais qui, précédant mon propre jugement,
ne pouvaient plus être réformées par sa censure. C'est encore par
cette première et irrésistible impulsion du tempérament que dans
des moments imprévus et rapides la honte et la timidité m'arrachent
souvent des mensonges auxquels ma volonté n'a point de part, mais
qui la précèdent en quelque sorte par la nécessite de répondre a
l'instant. L'impression profonde du souvenir de la pauvre Marion
peut bien retenir toujours ceux qui pourraient être nuisibles à
d'autres, mais non pas ceux qui peuvent servir à me tirer
d'embarras quand il s'agit de moi seul, ce qui n'est pas moins
contre ma conscience et mes principes que ceux qui peuvent influer
sur le sort d'autrui. J'atteste le ciel que si je pouvais l'instant
d'après retirer le mensonge qui m excuse et dire la vérité qui me
charge sans me faire un nouvel affront en me rétractant, je le
ferais de tout mon coeur, mais la honte de me prendre ainsi
moi-même en faute me retient encore, et je me repens très
sincèrement de ma faute, sans néanmoins l'oser réparer. Un exemple
expliquera mieux ce que je veux dire et montrera que je ne mens ni
par intérêt ni par amour-propre, encore moins par envie ou par
malignité : mais uniquement par embarras et mauvaise honte,
sachant même très bien quelquefois que ce mensonge est connu pour
tel et ne peut me servir du tout à rien. Il y a quelque temps que
M. Foulquier m'engagea contre mon usage a aller avec ma femme dîner
en manière de pique-nique avec lui et son ami Benoit chez la dame
Vacassin, restauratrice, laquelle et ses deux filles dînèrent aussi
avec nous. Au milieu du dîner, l'aînée, qui est mariée depuis peu
et qui était grosse, s'avisa de me demander brusquement et en me
fixant si j'avais eu des enfants. Je répondis en rougissant
jusqu'aux yeux que je n'avais pas eu ce bonheur. Elle sourit
malignement en regardant la compagnie : tout cela n'était pas
bien obscur, même pour moi. Il est clair d'abord que cette réponse
n'est point celle que j'aurais voulu faire, quand même j'aurais eu
l'intention d'en imposer ; car dans la disposition où je
voyais les convives j'étais bien sûr que ma réponse ne changeait
rien a leur opinion sur ce point. On s'attendait à cette négative,
on la provoquait même pour jouir du plaisir de m'avoir fait sentir.
Je n'étais pas assez bouché pour ne pas sentir cela. Deux minutes
après, la réponse que 'aurais dû faire me vint d'elle-même. Voilà
une question peu discrète de la part d'une jeune femme à un homme
qui a vieilli garçon. En parlant ainsi, sans mentir, sans avoir à
rougir d'aucun aveu, je mettais les rieurs de mon côté, et je lui
faisais une petite leçon qui naturellement devait la rendre un peu
moins impertinente à me questionner. Je ne fis rien de tout cela,
je ne dis point ce qu'il fallait dire, je lis ce qu'il ne fallait
pas et qui ne pouvait me servir je rien. Il est donc certain que ni
mon jugement ni la volonté ne dictèrent ma réponse et qu'elle fut
l'effet machinal de mon embarras. Autrefois je n'avais point cet
embarras et je faisais l'aveu de mes fautes avec plus de franchise
que de honte, parce que je ne doutais pas qu'on ne vît ce qui les
rachetait et que je sentais au dedans de moi; mais l'oeil de la
malignité me navre et me déconcerte; en devenant plus malheureux je
suis devenu plus timide et jamais je n'ai menti que par
timidité.
Je n'ai jamais mieux senti mon aversion naturelle sur le
mensonge qu'en écrivant mes Confessions, car c'est là que les
tentations auraient été fréquentes et fortes, pour peu que mon
penchant m'eût porté de ce côté. Mais
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