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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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au-dessus de cette
atmosphère, et commercerait d'avance avec les intelligences
célestes dont elle espère aller augmenter le nombre dans peu de
temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux
asile où ils n'ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m'empêcheront
pas du moins de m'y transporter chaque jour sur les ailes de
l'imagination, et d'y goûter durant quelques heures le même plaisir
que si je l'habitais encore. Ce que j'y ferais de plus doux serait
d'y rêver à mon aise. En rêvant que j'y suis ne fais-je pas la même
chose ? Je fais même plus ; à l'attrait d'une rêverie
abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la
vivifient. Leurs objets échappaient souvent à mes sens dans mes
extases et maintenant plus ma rêverie est profonde plus elle me les
peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d'eux et plus
agréablement encore que quand j'y étais réellement. Le malheur est
qu'à mesure que l'imagination s'attiédit cela vient avec plus de
peine et ne dure pas si longtemps. Hélas, c'est quand on commence à
quitter sa dépouille qu'on en est le plus offusqué !
     

Sixième Promenade
    Nous n'avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions
trouver la cause dans notre coeur, si nous savions bien l'y
chercher. Hier, passant sur le nouveau boulevard pour aller
herboriser le long de la Bièvre du côté de Gentilly, je fis le
crochet à droite en approchant de la barrière d'Enfer, et
m'écartant dans la campagne j'allai par la route de Fontainebleau
gagner les hauteurs qui bordent cette petite rivière. Cette marche
était fort indifférente en elle-même, mais en me rappelant que
j'avais fait plusieurs fois machinalement le même détour, j'en
recherchai la cause en moi-même, et je ne pus m'empêcher de rire
quand je vins à la démêler.
    Dans un coin du boulevard, à la sortie de la barrière d'Enfer,
s'établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la
tisane et des petits pains. Cette femme a un petit garçon fort
gentil mais boiteux qui, clopinant avec ses béquilles, s'en va
d'assez bonne grâce demandant l'aumône aux passants. J'avais fait
une espèce de connaissance avec ce petit bonhomme ; il ne
manquait pas chaque fois que je passais de venir me faire son petit
compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premières
fois je fus charmé de le voir, je lui donnais de très bon coeur, et
je continuai quelque temps de le faire avec le même plaisir, y
joignant même le plus souvent celui d'exciter et d'écouter son
petit babil que je trouvais agréable. Ce plaisir devenu par degrés
habitude se trouva, je ne sais comment, transformé dans une espèce
de devoir dont je sentis bientôt la gêne, surtout à cause de la
harangue préliminaire qu'il fallait écouter, et dans laquelle il ne
manquait jamais de m'appeler souvent M. Rousseau pour montrer qu'il
me connaissait bien, ce qui m'apprenait assez au contraire qu'il ne
me connaissait pas plus que ceux qui l'avaient instruite Dès lors
je passai par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement
l'habitude de faire le plus souvent un détour quand j'approchais de
cette traverse. Voilà ce que je découvris en y réfléchissant :
car rien de tout cela ne s'était offert jusqu'alors distinctement à
ma pensée. Cette observation m'en a rappelé successivement des
multitudes d'autres qui m'ont bien confirmé que les vrais et
premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi
clairs à moi-même que je me l'étais longtemps figuré. Je sais et je
sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le coeur humain
puisse goûter ; mais il y a longtemps que ce bonheur a été mis
hors de ma portée, et ce n'est pas dans un aussi misérable sort que
le mien qu'on peut espérer de placer avec choix et avec fruit une
seule action réellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui
règlent ma destinée ayant été que tout ne fût pour moi que fausse
et trompeuse apparence, un motif de vertu n'est jamais qu'un leurre
qu'on me présente pour m'attirer dans le piège où l'on veut
m'enlacer. Je sais cela ; je sais que le seul bien qui soit
désormais en ma puissance est de m'abstenir d'agir de peur de mal
faire sans le vouloir et sans le savoir.
    Mais il fut des temps plus heureux où, suivant les mouvements de
mon coeur, je pouvais quelquefois rendre un autre coeur content, et
je me dois l'honorable témoignage que chaque fois que j'ai pu
goûter ce plaisir je l'ai

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