Les rêveries du promeneur solitaire
attendant qu'il s'en offrît à moi de plus
rares. La fourchure des deux longues étamines de la brunelle, le
ressort de celles de l'ortie et de la pariétaire, l'explosion du
fruit de la balsamine et de la capsule du buis, mille petits jeux
de la fructification que j'observais pour la première fois me
comblaient de joie, et j'allais demandant si l'on avait vu les
cornes de la brunelle comme La Fontaine demandait si l'on avait lu
Habacucs. Au bout de deux ou trois heures je m'en revenais chargé
d'une ample moisson provision d'amusement pour l'après-dînée au
logis en cas de pluie. J'employais le reste de la matinée à aller
avec le receveur, sa femme et Thérèse visiter leurs ouvriers et
leur récolte, mettant le plus souvent la main à l'oeuvre avec eux,
et souvent des Bernois qui me venaient voir m'ont trouvé juché sur
de grands arbres, ceint d'un sac que je remplissais de fruits, et
que je dévalais ensuite à terre avec une corde. L'exercice que
j'avais fait dans la matinée et la bonne humeur nui en est
inséparable me rendaient le repos du dîner très agréable ;
mais quand il se prolongeait trop et que ce beau temps m'invitait,
je ne pouvais longtemps attendre, et pendant qu'on était encore à
table je m'esquivais et j'allais me jeter seul dans un bateau que
je conduisais au milieu du lac quand l'eau était calme, et là,
m'étendant tout de non long dans le bateau les yeux tournés vers le
ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l'eau,
quelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries
confuses mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien
déterminé ni constant ne laissaient pas d'être à mon gré cent fois
préférables à tout ce que j'avais trouvé de plus doux dans ce qu'on
appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du
soleil de l'heure de la retraite je me trouvais si loin de l'île
que j'étais forcé de travailler de toute ma force pour arriver
avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de m'égarer en pleine
eau je me plaisais à côtoyer les verdoyantes rives de l'île dont
les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent engagé à m'y
baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes était
d'aller de la grande à la petite île, d'y débarquer et d'y passer
l'après-dînée, tantôt à des promenades très circonscrites au milieu
des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de
toute espèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre
sablonneux couvert de gazon, de serpolet, de fleurs même
d'esparcette et de trèfles qu'on y avait vraisemblablement semés
autrefois, et très propre à loger des lapins qui louvaient là
multiplier en paix sans rien craindre et sans nuire à rien. Je
donnai cette idée au receveur qui fit venir de Neuchâtel des lapins
mâles et femelles, et nous allâmes en grande pompe, sa femme, une
de ses soeurs, Thérèse et moi, les établir dans la petite île, où
ils commençaient à peupler avant mon départ et où ils auront
prospéré sans doute s'ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La
fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des
Argonautes n'était pas plus fier que moi menant en triomphe la
compagnie et les lapins de la grande île à la petite, et je notais
avec orgueil que la receveuse, qui redoutait l'eau à l'excès et s'y
trouvait toujours mal, s'embarqua sous ma conduite avec confiance
et ne montra nulle peur durant la traversée. Quand le lac agité ne
me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à
parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche m'asseyant
tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour
y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour
parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de
ses rivages couronnés d'un côté par des montagnes prochaines et de
l'autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la
vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la
bornaient. Quand le soir approchait je descendais des cimes de
l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grève
dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et
l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute
autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la
nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux
et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé
Weitere Kostenlose Bücher