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Les rêveries du promeneur solitaire

Les rêveries du promeneur solitaire

Titel: Les rêveries du promeneur solitaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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trouvé plus doux qu'aucun autre. Ce
penchant fut vif, vrai, pur, et rien dans mon plus secret intérieur
ne l'a jamais démenti. Cependant j'ai senti souvent le poids de mes
propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu'ils entraînaient à
leur suite : alors le plaisir a disparu et je n'ai plus trouvé
dans la continuation des mêmes soins qui m'avaient d'abord charmé
qu'une gêne presque insupportable. Durant mes courtes prospérités
beaucoup de gens recouraient à moi, et jamais dans tous les
services que je pus leur rendre aucun d'eux ne fut éconduit. Mais
de ces premiers bienfaits versés avec effusion de coeur naissaient
des chaînes d'engagements successifs que je n'avais pas prévus et
dont je ne pouvais plus secouer le joug. Mes premiers services
n'étaient aux yeux de ceux qui les recevaient que les arrhes de
ceux qui les devaient suivre ; et dès que quelque infortuné
avait jeté sur moi le grappin d'un bienfait reçu, c'en était fait
désormais, et ce premier bienfait libre et volontaire devenait un
droit indéfini à tous ceux dont il pouvait avoir besoin dans la
suite, sans que l'impuissance même suffît pour m'en affranchir.
Voilà comment des jouissances très douces se transformaient pour
moi dans la suite en d'onéreux assujettissements. Ces chaînes
cependant ne me parurent pas très pesantes tant qu'ignoré du public
je vécus dans l'obscurité. Mais quand une fois ma personne fut
affichée par mes écrits, faute grave sans doute, mais plus
qu'expiée par mes malheurs, dès lors je devins le bureau général
d'adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, de tous les
aventuriers qui cherchaient des dupes, de tous ceux qui sous
prétexte du grand crédit qu'ils feignaient de m'attribuer voulaient
s'emparer de moi de manière ou d'autre. C'est alors que j'eus lieu
de connaître que tous les penchants de la nature sans en excepter
la bienfaisance elle-même, portés ou suivis dans la société sans
prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent
aussi nuisibles qu'ils étaient utiles dans leur première direction.
Tant de cruelles expériences changèrent peu à peu mes premières
dispositions, ou plutôt, les renfermant enfin dans leurs véritables
bornes, elles m'apprirent à suivre moins aveuglément mon penchant à
bien faire, lorsqu'il ne servait qu'à favoriser la méchanceté
d'autrui. Mais je n'ai point regret à ces mêmes expériences,
puisqu'elles m'ont procuré par la réflexion de nouvelles lumières
sur la connaissance de moi-même et sur les vrais motifs de ma
conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si
souvent fait illusion. J'ai vu que pour bien faire avec plaisir il
fallait que j'agisse librement, sans contrainte, et que pour m'ôter
toute la douceur d'une bonne oeuvre il suffisait qu'elle devînt un
devoir pour moi. Dès lors le poids de l'obligation me fait un
fardeau des plus douces jouissances et comme je l'ai dit dans
l'Emile, à ce que je crois j'eusse été chez les Turcs un mauvais
mari à l'heure où le cri public les appelle à remplir les devoirs
de leur état. Voilà ce qui modifie beaucoup l'opinion que j'eus
longtemps e ma propre vertu, car il n'y en a point à suivre ses
penchants et à se donner, quand ils nous y portent, le plaisir de
bien faire. Mais elle consiste à les vaincre quand le devoir le
commande, pour faire ce qu'il nous prescrit, et voilà ce que j'ai
su moins faire qu'homme du monde. Né sensible et bon, portant la
pitié jusqu'à la faiblesse et me sentant exalter l'âme par tout ce
qui tient à la générosité, je fus humain, bienfaisant, secourable,
par goût, par passion même, tant qu'on n'intéressa que mon coeur,
j'eusse été le meilleur et le plus clément des hommes si j'en avais
été le plus puissant, et pour éteindre en moi tout désir de
vengeance il m'eût suffi de pouvoir me venger. J'aurais même été
juste sans peine contre mon propre intérêt, mais contre celui des
personnes qui m'étaient chères je n'aurais pu me résoudre à l'être.
Dès que mon devoir et mon coeur étaient en contradiction, le
premier eut rarement la victoire, à moins qu'il ne fallût seulement
que m'abstenir ; alors j'étais fort le plus souvent, mais agir
contre mon penchant me fut toujours impossible. Que ce soient les
hommes, le devoir ou même la nécessité qui commandent quand mon
coeur se tait, ma volonté reste sourde, et je ne saurais obéir. Je
vois le mal qui me menace et je le laisse arriver

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