Les rêveries du promeneur solitaire
regarder une bonne oeuvre
qu'on me présente à faire que comme un piège qu'on me tend et sous
lequel est caché quelque mal. Je sais que, quel que soit l'effet de
l'oeuvre, je n'en aurai pas moins le mérite de ma bonne intention.
Oui, ce mérite y est toujours sans doute, mais le charme intérieur
n'y est plus, et sitôt que ce stimulant me manque, je ne sens
qu'indifférence et glace au-dedans de moi, et sûr qu'au lieu de
faire une action vraiment utile je ne fais qu'un acte de dupe,
l'indignation de l'amour-propre jointe au désaveu de la raison ne
m'inspire que répugnance et résistance où j'eusse été plein
d'ardeur et de zèle dans mon état naturel. Il est des sortes
d'adversités qui élèvent et renforcent l'âme, mais il en est qui
l'abattent et la tuent ; telle est celle dont je suis la
proie. Pour peu qu'il y eût eu quelque mauvais levain dans la
mienne elle l'eût fait fermenter à l'excès, elle m'eût rendu
frénétique ; mais elle ne m'a rendu que nul. Hors d'état de
bien faire et pour moi-même et pour autrui, je m'abstiens
d'agir ; et cet état, qui n'est innocent que parce qu'il est
forcé, me fait trouver une sorte de douceur à me livrer pleinement
sans reproche à mon penchant naturel. Je vais trop loin sans doute,
puisque j'évite les occasions d'agir, même où je ne vois que du
bien à faire. Mais certain qu'on ne me laisse pas voir les choses
comme elles sont, je m'abstiens de juger sur les apparences qu'on
leur donne, et de quelque leurre qu'on couvre les motifs d'agir il
suffit que ces motifs soient laissés à ma portée pour que je sois
sûr qu'ils sont trompeurs. Ma destinée semble avoir tendu dès mon
enfance le premier piège qui m'a rendu longtemps si facile à tomber
dans tous les autres. Je suis né le plus confiant des hommes et
durant quarante ans entiers jamais cette confiance ne fut trompée
une seule fois. Tombé tout d'un coup dans un autre genre de gens et
de choses j'ai donné dans mille embûches sans jamais en apercevoir
aucune, et vingt ans d'expérience ont à peine suffi pour m'éclairer
sur mon sort. Une fois convaincu qu'il n'y a que mensonge et
fausseté dans les démonstrations grimacières qu'on me prodigue,
j'ai passé rapidement à l'autre extrémité : car quand on est
une fois sorti de son naturel, il n'y a plus de bornes qui nous
retiennent. Dès lors je me suis dégoûté des hommes, et ma volonté
concourant avec la leur cet égard me tient encore plus éloigné
d'eux que font toutes leurs machines.
Ils ont beau faire : cette répugnance ne peut mais aller
jusqu'à l'aversion. En pensant à la dépendance où ils se sont mis
de moi pour me punir dans la leur, ils me font une pitié réelle. Si
je suis malheureux ils le sont eux-mêmes, et chaque fois que je
rentre en moi je les trouve toujours à craindre. L'orgueil
peut-être se mêle encore à ces égarements, je me sens trop
au-dessus d'eux pour les haïr. Ils peuvent m'intéresser tout au
plus jusqu'au mépris, mais jamais jusqu'à la haine. enfin je m'aime
trop moi-même pour pouvoir haïr qui que soit. Ce serait resserrer,
comprimer mon existence, et je voudrais plutôt l'étendre sur tout
l'univers.
J'aime mieux les fuir que les haïr. Leur aspect frappe mes sens
et par eux mon coeur d'impressions que mille regards cruels me
rendent pénibles ; mais le malaise cesse aussitôt que l'objet
qui cause a disparu. Je m'occupe d'eux, et bien malgré moi par leur
présence, mais jamais par leur souvenir. Quand je ne les vois plus,
ils sont pour moi comme s'ils n'existaient point.
Ils ne me sont même indifférents qu'en ce qui se rapporte à
moi ; car dans leurs rapports entre eux ils peuvent encore
m'intéresser et m'émouvoir comme les personnages d'un drame que je
verrais représenter. Il faudrait que mon être moral fût anéanti
pour que la justice me devînt indifférente. Le spectacle de
l'injustice et de la méchanceté me fait encore bouillir le sang de
colère ; les actes de vertu où je ne vois ni forfanterie ni
ostentation me font toujours tressaillir de joie et m'arrachent
encore de douces larmes. Mais il faut que je les voie et les
apprécie moi-même ; car après ma propre histoire il faudrait
que je fusse insensé pour adopter sur quoi que ce fût le jugement
des hommes, et pour croire aucune chose sur la foi d'autrui. Si ma
figure et mes traits étaient aussi parfaitement inconnus aux hommes
que le sont mon caractère et mon naturel, je vivrais encore sans
peine au
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