Les révoltés de Cordoue
l’interrogea-t-il
quand Hernando, les sens troublés par les deux verres de vin qu’il avait bus,
lui parla d’Hamid.
Il hocha tristement la tête.
— Oui, le vieux Maure…
— Il est à vendre. Ça fait un moment que l’alguazil
veut s’en débarrasser, pour économiser les restes de nourriture qu’il est
obligé de lui donner. Chaque soir il le propose à tous ceux qui passent par El
Potro.
On essayait de le vendre ! Et ça faisait longtemps !
Pourquoi Hamid ne lui avait-il rien dit ? Pourquoi, tous ces soirs,
pendant que l’alguazil marchandait à son sujet, avait-il permis que son fils
dorme tranquillement au côté de son épouse, remerciant Dieu pour tout ce qu’il
lui avait donné ?
— Personne ne veut l’acheter ?
L’aubergiste éclata de rire et lui resservit un verre.
— Il n’est plus bon à rien !
Hernando reposa le verre qu’il avait mécaniquement porté à
ses lèvres et renonça à une gorgée supplémentaire. Que disait cet homme ?
Il était en train de parler d’un maître ! « Les enfants, Hamid m’a
appris… » Combien de fois avait-il entamé une conversation avec Francisco
et Inés par cette phrase ! Ils étaient tout petits, mais il aimait leur
raconter cela. Et, dans ces instants-là, Fatima prenait sa main et l’étreignait
avec une immense tendresse. Puis sa mère laissait ses souvenirs errer vers ce
petit village de la montagne des Alpujarras. Et ses enfants le regardaient les
yeux grands ouverts, attentifs à ses paroles. Leur âge, peut-être, ne leur permettait
pas de comprendre ce qu’il voulait leur transmettre, mais Hamid était toujours
là, avec eux, dans les moments les plus intimes, les grands bonheurs, avec la
famille unie, en bonne santé, bien nourrie, sans nécessité particulière. Et
l’on disait qu’il n’était plus bon à rien ? Comment pouvait-il ne rien
avoir remarqué ? se reprocha-t-il une fois encore. Comment avait-il pu
être si aveugle ?
— Pourquoi t’intéresses-tu à ce vieil invalide ?
La question de l’aubergiste le surprit.
Hernando leva le visage et le regarda dans les yeux. Il
sortit de l’argent qu’il posa sur le comptoir, secoua la tête et s’apprêta à
quitter les lieux.
— Combien l’alguazil demande-t-il pour l’esclave ?
L’homme haussa les épaules.
— Une misère, répondit-il en agitant indolemment la
main.
— Il nous a demandé…, il nous a ordonné de ne rien te
dire, lui expliqua Abbas.
Dès qu’il eut passé le portail d’entrée des écuries, après
sa discussion avec l’aubergiste, Hernando s’était dirigé vers la forge.
— Pourquoi ? demanda-t-il presque en criant.
Abbas lui fit signe de baisser la voix.
— Pourquoi ? répéta-t-il sur un autre ton. La
communauté continue à libérer des esclaves. Moi-même j’y contribue. Pourquoi
pas lui ? On m’a dit qu’il coûte une misère. Tu te rends compte ? Une
misère pour un saint homme !
— Parce qu’il ne le veut pas. Il veut qu’on libère les
jeunes. Et cette misère dont tu parles, ce serait le cas, en effet, si
l’alguazil le vendait à un chrétien. Mais s’il apprend que c’est nous qui
prétendons le libérer, le prix ne sera pas le même. Tu sais que c’est toujours
ce qui se passe : pour n’importe lequel de nos frères, nous payons un prix
bien supérieur au prix de vente.
— Qu’importe si ça coûte de l’argent ? Il a passé
toute sa vie à travailler pour nous. Si quelqu’un mérite d’être libéré, c’est
Hamid.
— Je suis d’accord avec toi, concéda Abbas. Mais il
faut respecter sa décision, ajouta-t-il avant qu’Hernando ne renchérisse. Il ne
veut pas qu’on s’occupe de lui.
— Mais…
— Hamid sait ce qu’il fait. Tu l’as dit toi-même :
c’est un saint homme.
Hernando quitta la forge sans dire au revoir. Il ne
laisserait pas faire ça ! Certains chrétiens, surtout des femmes pieuses,
libéraient leurs esclaves quand ceux-ci ne leur étaient plus utiles, mais cette
attitude ne serait pas celle de l’alguazil de la maison close : l’homme
garderait Hamid tant que personne ne lui offrirait de l’argent pour lui, quelle
que soit la somme. Le trafic de chair humaine était un des commerces les plus
prospères et les plus rentables dans la Cordoue de ce siècle, et non seulement
pour les marchands professionnels, mais pour quiconque possédait un esclave.
Tous négociaient leurs esclaves et en tiraient de gros bénéfices. Et
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