Les valets du roi
importance, sur la travée du port de Londres. Nombre de navires se trouvaient à quai. Et en cette heure pourtant fort matinale, on s’y bousculait déjà. Il croisa autant de personnages richement vêtus que de marins ou de badauds de tout âge, miséreux et dépenaillés.
De la futaille était rangée de-ci de-là, au milieu des caisses de bois contenant basse-cour, cochons ou poisson séché. Des parfums d’épices voisinaient avec l’odeur des litières fraîchement refaites, et des embruns. Partout on avitaillait ou déchargeait des cargaisons sous l’œil attentif des capitaines. Ceux-ci se tenaient, semblables, la jambe nonchalante, la main appuyée sur le pommeau d’une canne ouvragée, le nez poudré et le chapeau emplumé sur une avalanche de fausses boucles blondes.
L’allure de monarque de Tobias Read les obligeait à le saluer avec déférence à mesure qu’il progressait, s’écartant d’une altercation qui parfois éclatait, ou d’un voleur qui, découvert, s’enfuyait en zigzaguant entre marins, badauds et passagers, au risque de les heurter.
Tobias Read était de ces hommes qui pensent pouvoir tenir le monde à la merci de leur caprice, indifférents à la notion de bien ou de mal, de justice ou d’injustice. Comme beaucoup de personnages de son rang, il pensait que si Dieu détestait véritablement les péchés, il n’aurait pas créé les hommes d’Eglise pour les condamner. Il en était de même pour de nombreuses autres notions moralisatrices qu’il bafouait avec aisance, les accommodant à sa foi chrétienne pour mieux servir son ego démesuré et plus encore son insatiable soif de pouvoir et de puissance.
Pour l’heure, il s’apprêtait à réceptionner un navire. Il l’avait affrété quelques mois auparavant pour un client espagnol dont il n’avait rien pu tirer avant son départ, hormis sa destination : la péninsule du Yucatán, dans les Indes occidentales.
L’Espagnol était parti les cales vides, mais avait exigé une solide escorte de frégates solidement armées pour assurer son retour.
— Bigre, que comptez-vous donc ramener ? Un trésor ? s’était moqué Tobias Read devant l’énormité des exigences de son client, acceptant pourtant la somme qu’il déboursait.
Pour toute réponse, l’homme s’était mis à transpirer en se levant aussitôt pour prendre congé. Tobias Read n’avait pas insisté, mais son instinct avait été mis en alerte. Il avait été soudain persuadé d’avoir touché juste. Il s’était aussitôt entendu avec le commandant de ce convoi exceptionnel pour surveiller son client et tirer profit de sa découverte. Tobias Read ne laissait échapper aucune occasion qui eût pu l’élever ou l’enrichir.
Il parvint enfin devant le navire amiral affrété par l’Espagnol à quai depuis deux bonnes heures. Il franchit la passerelle au milieu des matelots qui s’activaient encore à aller et venir, du pont au quai, déchargeant des caisses de bois qui parurent légères à Tobias. C’étaient les mêmes que celles embarquées par son client à son départ, cinq mois plus tôt.
— Holà, capitaine ! héla-t-il en l’apercevant qui donnait un ordre à son lieutenant.
L’homme se retourna, le reconnut aussitôt et s’avança vers lui sans hésiter. C’était un personnage affable, roublard et paillard.
— Bienvenue à bord, messire, dit-il en lui tendant une main que, comme à son habitude, Tobias Read s’ennuya de serrer.
Il n’avait aucune amitié ou considération pour cet homme mais savait devoir feinter pour s’assurer sa fidélité et sa confiance.
— Où se tient votre passager ? demanda-t-il en tentant de masquer son impatience.
— Il a débarqué à peine le navire à quai.
— Sans ses caisses ?
— Elles sont aussi vides qu’à l’aller, ricana le vieux loup de mer.
— Qu’est-ce à dire ?
— C’est-à-dire, monsieur, que notre homme n’a pas trouvé ce qu’il était allé chercher. Mais venez, il vaut mieux ne pas rester là, on pourrait nous entendre.
Tobias Read hocha la tête et lui emboîta le pas jusqu’à sa cabine. L’homme en referma soigneusement la porte et, invitant Tobias à s’asseoir dans un des fauteuils qui s’y trouvaient, s’empressa de déboucher une bouteille de marc ambré, qu’il versa au ras dans deux verres.
— Tenez donc, ça vous consolera. Je suis sûr que votre client est fin soûl à l’heure qu’il est, tant il semblait déçu.
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