Les valets du roi
1
— Q ui suis-je, mère ?
— Tu es un ange, répondit Cecily en laçant avec application les chaussures cirées de Mary.
Ce 8 avril 1686, du haut de ses sept ans, la fillette reçut cette affirmation d’un air dubitatif. Plantée devant un miroir en psyché, piqueté de rouille et d’usure, examinant sa mise sous tous les angles par un mouvement souple de ses hanches fines, elle ne parvenait à se plaire.
Le miroir lui révélait l’image d’un être au sexe indéfini. Les cheveux roux bouclés avaient été si mal coupés que certaines mèches retombaient sur la nuque, ou se dressaient en piques sur le crâne, tandis que d’autres venaient balayer des joues creuses, constellées de taches de rousseur, jusqu’au nez aquilin. La bouche avait encore la pulpe de l’enfance et le regard sombre en rehaussait la fragilité.
Dans ses robes élimées de jouvencelle que sa mère lui taillait dans ses propres vêtements trop usés, Mary était quelquefois parvenue à se trouver mignonnette. Dans cet accoutrement, que sa mère la forçait à porter depuis quelques mois, c’était bien moins évident.
— Mais suis-je une fille ou un garçon ? demanda-t-elle encore.
Cecily éclata d’un rire joyeux.
— Les anges n’ont pas de sexe, ma chérie ! Tu es une petite fille dans l’habit d’un garçon, Mary. Cependant, cela doit rester notre secret. Tu ne voudrais pas que ta pauvre maman soit une fois encore rejetée du grand monde où nous allons ?
— Non, mère, répondit l’enfant avec tendresse.
Cecily affichait cet air angélique qui culpabilisait quiconque s’opposait à sa fantaisie et le ralliait invariablement à sa cause. Jeune encore, elle avait été jolie. S’il n’y avait eu sur son visage cette mélancolie récurrente, creusant des rides précoces sur son teint de lait, elle eût pu faire illusion, malgré sa maigreur.
Elle s’agenouilla devant Mary, à même le parquet de la chambre qu’elles louaient au mois dans une petite auberge de Londres.
— Grâce à ce secret, toi et moi allons accomplir de grandes choses. Tu me crois, n’est-ce pas, Mary ?
Celle-ci hocha la tête. Il fallait toujours croire Cecily car Cecily croyait toujours ce qu’elle prétendait. Même au plus fort de ses erreurs.
Comme si elle avait pu percevoir dans ce silence le doute qui envahissait sa fille, Cecily l’attira à elle, l’invitant à s’asseoir à ses côtés sur le lit de fer qui, avec un coffre et une table branlante, constituait le seul mobilier de la pièce. Leur poids pourtant léger creusa le matelas de paille, froissant la courtepointe élimée.
— Tu n’es plus une enfant, Mary, lui dit-elle en lui pressant les mains. Jusqu’à présent je n’ai pu t’offrir que ces chambres sordides, plus de pommes bouillies que de viande pour ton souper, et des toilettes rapiécées. Ce n’est pas ce dont je rêvais pour toi, mais qu’y puis-je ? Je suis née maudite, ma chère enfant. Bonne à aimer, ça oui, mais de quelle manière ?
Mary se blottit contre elle, réprimant un soupir de lassitude dans le plaisir qu’elle prenait à sa chaleur. Cecily allait s’épancher, une fois encore.
Elle connaissait l’histoire par cœur. Souvent, plus jeune, elle avait pleuré avec sa mère sur ses malheurs. Aujourd’hui, Cecily avait raison. Elle avait trop grandi, trop connu de chagrins pour s’apitoyer encore. Cecily oscillait en permanence entre euphorie et dépression. Aussi Mary avait-elle fait son quotidien d’un entre-deux. Désormais, l’excès l’agaçait.
Elle se tut pourtant, laissant ses pensées vagabonder au rythme du lent bercement des bras de sa mère, tandis que celle-ci lui racontait, de la même manière qu’à ses amants de passage, le récit de son désespoir.
John Read, fils cadet d’un riche armateur londonien, séduit par la beauté et la grâce de Cecily, l’avait épousée, s’opposant ainsi à la volonté de ses parents. Les Read avaient espéré pour leur fils une alliance qui eût servi leur commerce. Cecily n’avait pas trouvé grâce à leurs yeux. Orpheline, née de basse extraction, elle avait été recueillie à la mort de ses parents par son oncle déjà vieux, un marin pêcheur qui n’avait pas les moyens de lui offrir d’autre dot que son affection. Pour avoir osé braver l’interdiction paternelle, son époux fut renié des siens et déshérité.
Désargenté, John Read devint matelot, pour faire vivre sa jeune épousée et
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