Les voyages interdits
rassasier. Peut-être même ne se seraient-ils pas
arrêtés aussi longtemps si nos rations alimentaires, si peu appétissantes
qu’elles fussent, ne leur avaient semblé être de véritables viandes et des
douceurs appréciables, ces Mongols ne transportant rien d’autre que des bandes
de viande de cheval séchée semblables aux lanières d’un fouet ou à des lacets
de bottes. Alors qu’à en juger par leurs gestes mon père et mon oncle étaient
en train de les inviter cordialement, et presque de façon insistante, à
s’arrêter prendre un vrai repos, les Mongols se contentaient de secouer leurs
têtes ébouriffées en grognant, tout en dévorant le mouton, le fromage et les
fruits. Après quoi ils se relevèrent, se courbèrent en signe de reconnaissance,
rassemblèrent leurs rênes et se remirent en selle.
Leurs chevaux leur ressemblaient assez, avec leur poil
exceptionnellement tourmenté et leur air farouche, et ils étaient aussi petits
que les poneys teints au henné de Bagdad, quoique bien plus musculeux et
trapus. Une croûte d’écume et de poussière les recouvrait, tant ils avaient été
menés grand train, mais ils n’en paraissaient pas moins pressés de reprendre
leur course folle. L’un des Mongols, depuis sa monture, baragouina à mon père
une longue harangue qui avait tout l’air d’une mise en garde. Puis ils tirèrent
d’une saccade sur les têtes de leurs bêtes et partirent au petit galop vers le
sud-ouest. Ils n’eurent pas sitôt replongé dans l’obscurité brumeuse que les
craquements et tintements de leurs bras sur les harnais disparurent totalement,
comme instantanément étouffés.
— Il s’agissait d’une patrouille militaire,
s’empressa de nous expliquer mon père, alerté par l’apparente terreur peinte
sur les visages de Narine et d’Aziz. Il semblerait qu’une bande de bandits se
soient livrés à... disons, certaines exactions dans ce désert, et l’ilkhan
Abagha tient à les voir traduits le plus vite possible en justice. Étant,
Matteo et moi, responsables de la sécurité du groupe, nous avons tenté de les
persuader de rester avec nous pour assurer notre protection, voire de nous
escorter un bout de chemin. Mais ils préféraient ne pas lâcher la piste des
brigands et les talonner de près, dans l’espoir de les épuiser par la faim et
la soif.
Narine s’éclaircit la gorge et dit :
— Excusez-moi, maître Nicolô. Loin de moi l’envie
de vous écouter d’une oreille indiscrète, mais il se trouve que j’ai capté une
partie de la conversation. Le turc est l’une des langues que je maîtrise, et
ces Mongols parlaient un dialecte très voisin. Si je puis me permettre...
lorsqu’ils ont mentionné l’existence de bandits dans les parages, ont-ils bien
employé le mot de bandits ?
— Non, ils ont cité un nom. Un nom de tribu, je
suppose. Les Karauna. Mais je pense qu’il doit s’agir...
— Aïe, c’est bien ce que j’avais cru
entendre ! hulula Narine d’une voix funèbre. C’est bien ce que je
redoutais d’entendre, d’ailleurs ! Qu’Allah nous ait en sa garde !
Les Karauna !
Qu’il me soit permis de préciser ici que dans presque
toutes les langues que j’ai entendues parler depuis le Levant jusqu’en Orient,
quelles que fussent leurs immenses différences, figurait le même mot ou la même
racine, kara. Elle pouvait être prononcée de bien des façons : kara,
khara, qara ou k ’ ra, et dans certains dialectes kala, et
avait des significations variées. Kara pouvait vouloir dire noir, froid,
fer, méchanceté, ou même mort, quand ce n’était pas tout cela en même temps. Le
mot pouvait être prononcé avec admiration, ou au contraire avec une nuance de
dénigrement, voire d’insulte. Les Mongols eurent, par exemple, pendant un temps
une capitale appelée Karakorum, qui signifie « noires palissades »,
mais ils appellent aussi karakurt, une grosse araignée venimeuse, avec
cette fois le sens d’un insecte malfaisant, voire mortel.
— Les Karauna ! répétait Narine, qui avait
presque le cœur au bord des lèvres rien qu’en prononçant ce mot. Les Noirs, les
Cœurs glacés, les Hommes de fer, les Monstres du mal, les Porteurs de
mort ! Ce n’est pas un nom de tribu, maître Nicolô. Ce nom leur a été
accordé comme une malédiction. Les Karauna sont les proscrits d’autres tribus,
Turki et Kipchak du Nord, ou Baluchi du Sud. Ces gens-là sont déjà tous des
bandits de naissance, alors
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