Les voyages interdits
CI-APRÈS COMMENCE
LE LIVRE DE
MESSIRE MARCO POLO
DES DIVERSES
ET GRANDISSIMES
MERVEILLES DU MONDE
Approchez-vous, grands princes ! Approchez,
empereurs et rois, ducs et marquises, chevaliers et bourgeois ! Approchez-vous,
gens de toutes conditions, qui souhaitez découvrir les multiples visages de
l’humanité, et appréhender la diversité du monde dans sa totalité !
Emportez ce livre et lisez-le, ou faites-vous-le lire.
Car, en lui, vous trouverez les prodiges les plus
incroyables et les plus merveilleuses curiosités qui soient...
Ah, Luigi, Luigi ! Dans le fatras un peu pompeux
de ces vieilles pages usées et froissées, il me semble entendre résonner de
nouveau le son presque vivant de ta voix.
Il y avait des années que je n’avais plus jeté les
yeux sur notre livre, mais lorsque ta lettre m’est parvenue, je l’ai ressorti.
Je le considère toujours en souriant et, dans le même temps, avec une certaine
admiration. Admiration pour la gloire qu’il m’a value, quels que soient mes
faibles mérites à y prétendre, et sourire au sujet de la pitoyable réputation
qu’il m’a faite. Ainsi, tu m’annonces que tu souhaiterais écrire un nouvel
ouvrage qui – si, bien sûr, je t’en donne licence – incorporerait de nouveau
les aventures de Marco Polo, tout en les attribuant à un protagoniste de ton
invention.
Je me transporte en souvenir au moment de notre
première rencontre, dans les geôles de ce palais de Gênes où nous autres,
prisonniers de guerre, étions logés. Je me remémore la façon humble, presque
timide, dont tu t’es approché de moi, et la réticence avec laquelle tu m’as
dit :
— Messire Marco, je suis Luigi Rustichello,
originaire de Pise, et j’étais captif en ces lieux bien avant que vous y
arriviez. Je vous ai écouté raconter cette hilarante histoire égrillarde de
l’hindou qui s’était fait coincer le hum-hum dans un trou du saint
rocher. C’est la troisième fois, du reste, que je vous entends la conter. La
première, c’était à nos compagnons prisonniers, la deuxième, au gardien, et la
troisième, à notre visiteur, l’aumônier de la Fraternité de la Justice.
— Seriez-vous las de l’avoir trop entendue,
messire ? m’enquis-je. Et tu me répondis alors :
— Que nenni, messire, mais vous, vous risquez de
vous lasser bientôt de la narrer. Bien d’autres personnes vont encore désirer
entendre cette histoire, ainsi que toutes celles que vous avez déjà contées, et
toutes les autres que, peut-être, vous n’avez point encore dites. Avant que
vous ne vous lassiez de les raconter ainsi ou que ces histoires elles-mêmes ne
finissent par vous fatiguer, pourquoi ne me raconteriez-vous pas, à moi, tous
vos souvenirs de voyage et vos aventures ? Dites-les-moi telles qu’elles
vous viendront et laissez-moi les porter sur le papier. Je suis un homme de
plume doué de quelque facilité ainsi que d’une certaine expérience. Vos
histoires formeraient un livre assez considérable, messire Marco, que des
multitudes de gens pourraient ensuite lire par eux-mêmes.
Ainsi fis-je, ainsi fis-tu également, et ainsi firent
à leur tour les multitudes. Bien que de nombreux voyageurs aient fourni avant
moi un récit écrit de leurs pérégrinations, nul n’a eu les faveurs d’une
popularité aussi immédiate et aussi durable que notre Devisement du Monde. Peut-être,
mon cher Luigi, est-ce dû à ton choix de traduire mes paroles en français, la
langue la plus largement connue en Occident. Peut-être as-tu réussi à rendre, à
l’écrit, mes histoires encore plus intéressantes que je ne les avais relatées à
l’oral. Quoi qu’il en soit, et j’en fus quelque peu surpris, notre livre devint
rapidement l’un des plus lus, des plus discutés et des plus recherchés de son
époque. Non seulement on l’a copié et recopié, mais il en existe à présent des
traductions dans toutes les langues de la Chrétienté, versions desquelles, à
leur tour, d’innombrables copies ont été faites et mises en circulation.
Aucune, cependant, ne relate la singulière histoire de
cet hindou mis au supplice lors de son viol d’un rocher.
Lorsque, assis entre les murs suintants de cette
prison de Gênes, je commençai à te faire le récit de mes souvenirs et que,
assis à mes côtés, tu te mis à les retranscrire en mots soigneusement choisis,
nous décidâmes qu’ils seraient narrés en termes irréprochables. Tu avais
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