Les voyages interdits
avance ma curiosité ? Et pourquoi n’ai-je moi-même pas
mentionné cette merveille dans l’ouvrage qui a rendu compte de mes
voyages ? Ce n’était pas, en l’occurrence, l’omission d’un détail que
j’aurais jugé le public incapable de croire. Non, si j’ai négligé de mentionner
cette muraille pourtant si prodigieuse, c’est parce qu’elle représentait à mes
yeux – je le pense encore aujourd’hui – un exploit dérisoire, inutile et sans
intérêt des Han. Il m’apparut à l’époque comme un cinglant démenti du génie
généralement attribué aux natifs de Kithai, et je n’ai pas changé d’avis. Pour
la raison que voici.
Tandis que nous chevauchions le long de la Grande
Muraille, je fis remarquer à Ussu et à Donduk :
— Vous autres Mongols, qui étiez un peuple hors
la Bouche, êtes maintenant à l’intérieur. Vos troupes n’ont-elles pas eu de
difficultés à franchir cette barrière ?
Donduk gloussa, insolent et superbe.
— Depuis que le mur a été bâti, en des temps
encore antérieurs à l’Histoire, nul envahisseur n’a jamais eu le moindre mal à le
traverser. Nous autres Mongols et nos ancêtres l’avons fait à de nombreuses
reprises, au fil des siècles. Même un chétif Ferenghi en serait capable.
— Comment cela ? demandai-je. Est-ce que
toutes les armées ennemies étaient toujours plus valeureuses que les défenseurs
han ?
— Des défenseurs ? Quels défenseurs, uu ?
rétorqua Ussu d’un ton narquois.
— Enfin quoi, mais les défenseurs des
parapets ! Ils devaient bien voir s’approcher de loin leurs ennemis... Et
ils avaient sûrement des légions à appeler en renfort pour les repousser,
non ?
— Oh, pour ça, oui ! C’est évident.
— Eh bien, alors ? Etaient-ils si faciles à
battre ?
— A battre ? répétèrent-ils d’une
même voix, lourde d’un suprême dédain.
Ussu m’expliqua la raison de leur mépris.
— Personne n’a jamais eu à les battre. N’importe
quel envahisseur désireux de franchir la muraille n’avait qu’à se donner la
peine de corrompre les sentinelles à l’aide d’un peu d’argent. Vakh ! Aucun
mur n’est jamais plus haut, plus solide et plus menaçant que les hommes qui se
trouvent derrière.
Et je constatai qu’il en était ainsi. Cette Grande
Muraille, bâtie pour Dieu sait quelle extravagante somme d’argent, de temps, de
labeur, de sueur, de sang et de vies, n’a jamais été plus dissuasive pour les
envahisseurs que la plus banale ligne de frontière dessinée sur une carte. Le
seul titre de gloire auquel elle puisse prétendre est d’être, au monde, le plus
stupéfiant monument élevé à la futilité.
Je puis en témoigner.
Nous arrivâmes finalement, quelques semaines plus
tard, dans la cité que ce mur enveloppe le plus sûrement, là où il est le plus
haut, le plus épais et le mieux préservé. La ville qui s’élève derrière ce mur
a été connue, à travers les âges, sous bien des noms : Ji-cheng ou plus
simplement Ji, Yu-zho et Chung-tu, et d’autres encore...
À un moment ou à un autre, elle a été la capitale de
différents empires du peuple han : les dynasties Chin, Chou, puis Tang, et
sans doute de nombreuses encore.
Mais qu’a-t-il empêché, ce fameux mur ?
Aujourd’hui, la cité dans laquelle nous pénétrions
s’appelait Khanbalik, la « cité du khan », en mémoire de l’arrivée du
dernier envahisseur à avoir franchi la Grande Muraille et à avoir conquis cette
terre : un homme qui, de façon retentissante mais justifiée, s’intitulait
lui-même le grand khan, le khan de tous les khans, le khan des nations, fils de
Tulei et frère de Mangu khan, petit-fils de Gengis khan, chef suprême des
Mongols, le khakhan Kubilaï !
Fin de la première partie.
Deuxième époque : À la cour du khan à paraître en octobre 2008.
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