Les voyages interdits
religions que tu viens si
ouvertement de mépriser, nous tombons potentiellement sous le coup d’une
revanche divine. Et si tes blasphèmes venaient à provoquer une tornade, je
pense que nous n’irions guère plus loin. C’est pourquoi je te recommande
instamment de changer de sujet.
Narine le fit très obligeamment. Il revint donc à sa
conversation précédente pour nous expliquer, avec un luxe de détails
stupéfiant, comment chaque lettre de la fameuse écriture arabe en forme de vers
de terre était imprégnée de telle ou telle émanation spécifique d’Allah. De ce
fait, comme les lettres se tortillent de façon à former des mots et comme les
mots serpentent jusqu’à constituer des phrases, tout écrit rédigé en arabe – du
plus banal poteau indicateur à la plus quelconque note d’aubergiste – est
porteur d’un pouvoir bienfaisant, renforcé par l’accumulation même des
caractères qui le composent et, du même coup, peut devenir un talisman efficace
contre tous les maux, djinn, afarit et Shaitan le démon lui-même.
Le seul à réagir à tout cela fut l’un de nos chameaux
mâles. Après avoir déployé son appendice inférieur, tout en poursuivant
tranquillement sa marche, il se mit à uriner copieusement.
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Dieu merci, ni foudre ni tornade ne vinrent nous
anéantir, et rien de marquant ne se déroula au cours de notre voyage au milieu
de cette monotonie brun grisâtre, jusqu’à notre arrivée à cette seconde oasis
où nous établîmes notre campement, bien décidés à y passer deux ou trois jours
de bon temps. Fidèle à ma résolution, je ne laissai pas Aziz s’échapper à plus
d’une distance de bras, tandis que nous étanchions la soif de nos montures et
emplissions nos outres de bonne eau, et particulièrement lorsque nous baignâmes
voluptueusement nos corps et lavâmes nos vêtements, activité qui postulait
évidemment notre nudité provisoire. Lorsqu’il fut question de monter nos tentes
séparément, comme la fois précédente, je pris soin de dresser la mienne juste à
côté de la sienne.
Le repas du soir nous rassembla tous autour du feu,
quoi qu’il en fût. Et je me souviens encore, comme si c’était hier, du moindre
incident de cette soirée. Aziz alla s’asseoir de l’autre côté du foyer, en face
de Narine et de moi-même, mon oncle ne tarda pas à s’installer sans façon à son
côté, et mon père, peu après, vint prendre place de l’autre. Pendant que nous
mâchions laborieusement notre mouton tendineux, que nous mastiquions à belles
dents notre fromage moisi et que nous trempions nos jujubes flétris dans nos
tasses d’eau afin de les ramollir, mon oncle jetait de malicieux regards de
biais sur le garçon, tandis que mon père et moi gardions sur eux un œil
circonspect.
Sans paraître se rendre compte d’une quelconque
tension au sein de notre groupe, Narine fit remarquer d’un ton désinvolte,
s’adressant à moi :
— Vous commencez, me semble-t-il, à ressembler à
un véritable voyageur, maître Marco.
Il faisait allusion à ma barbe naissante. Au désert,
nul homme ne serait assez fou pour gaspiller de l’eau à se raser et assez
futile pour endurer le contact d’une mousse souillée de sable et de sel, tous
deux notablement abrasifs. Ma propre pilosité était devenue passablement
virile, et j’avais abandonné l’usage du baume dépilatoire pourtant pratique,
privilégiant le pouvoir protecteur de la barbe sur la peau. Je veillais
simplement à conserver à ce manteau pileux une épaisseur raisonnable, et jamais
plus, depuis, je n’ai abandonné cette parure.
— Vous devez à présent bien vous rendre compte,
souligna Narine d’un ton léger, combien Allah a été miséricordieux en accordant
aux hommes cette barbe dont il a privé les femmes.
Je songeai un instant à sa remarque :
— Il est vrai que la barbe est un atout, lorsque
les hommes se trouvent exposés à l’érosion du désert. Mais en quoi
devrions-nous nous réjouir que les femmes n’en aient point ?
Le conducteur de chameaux leva conjointement en l’air
les mains et les yeux, consterné de mon ignorance. Mais avant qu’il eût pu
répliquer, Aziz jeta un petit rire et implora :
— Oh, laisse-moi lui répondre ! Réfléchissez
un peu, Mirza Marco ! Le Créateur n’a-t-il pas été incroyablement prévoyant
en privant de barbe cette créature qui aurait été incapable de se raser de
près, ni même de tenir à peu près nette sa
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