L’ESPION DU PAPE
courte durée. Un bruit sourd leur fait rouvrir les yeux. Le soleil, à peine levé au-dessus du fleuve, a perdu soudain de son éclat. Une brume jaune voile son cercle. Le grondement se rapproche, toujours plus fort et plus puissant, sans qu’ils puissent en déceler l’origine. Le sol tremble sous leurs pieds et se fendille. Un vent subit soulève des nuages de poussière. Les grains de sable cinglent leurs visages et pénètrent leurs yeux comme autant d’aiguilles. Ils se courbent, puis s’accroupissent pour résister, se perdent de vue, se retrouvent, luttent contre ce souffle maudit dont ils ne savent s’il provient de la terre ou du ciel. Leur chaînon est brisé. Leurs voix se perdent dans la colère de la nature.
Touvenel, à l’aveuglette, parvient à retrouver Constance. Il saisit son poignet et l’attire à lui. Elle se blottit contre sa poitrine. Il la protège du vent. Tous deux voient apparaître une masse sombre et compacte qui accourt vers eux au galop. Une horde de taureaux sauvages vient de passer le bras du Rhône. Les bêtes noires, puissantes et féroces, soulèvent des gerbes de terre et fracassent tout sur leur passage. Leur galop roule sur la plaine et emplit l’espace. Sous leur poids, épineux, ajoncs, bois morts, arbres et enclos sont réduits en poussière. Les animaux courent droit sur eux. Touvenel et Constance distinguent déjà leurs fronts effrayants et leurs mufles monstrueux où mousse la bave.
— Là ! le rocher !
Touvenel tire Constance à lui. Protégé avec elle dans une anfractuosité, perdu dans la tourmente de cette masse sauvage, il croit voir briller des lances au soleil. Cerné par les tourbillons de sable en tornade, au lieu des meuglements, c’est le battement des tambours qu’il entend, les accents guerriers des trompes, les voix qui clament l’appel à la guerre :
C’est une armée merveilleuse et grande
Vingt mille chevaliers armés de toutes pièces
Deux cent mille, et bien plus, vilains et paysans
Et l’on ne compte pas les bourgeois et les clercs
Au-delà de la furie bestiale, il distingue les gonfanons au vent, les étendards dépliés, les glaives au poing, les épées brandies. Dans le sang des bêtes qui s’écornent en se bousculant, il perçoit celui des hommes et des femmes transpercés par les armes et la croix pourpre des croisés
Toute la gent d’Auvergne, et de loin et de près
Bourgogne, France et Limousin
Poitevins et Gascons, Rouergats et Saintongeais
Bannières hautes, en rangs serrés
Dans le nuage de sable qui enveloppe la harde des taureaux noirs du désastre, il devine la fumée des incendies dévorant les champs et les chaumières, les maisons et les châteaux, avec, au milieu d’eux, celle des bûchers allumés pour les hérétiques.
À nouveau, dans l’air immobile, le soleil brille de mille feux au-dessus de la plaine.
— Vivants ! Nous sommes vivants ! s’écrie Constance, les bras au cou de Touvenel. Regarde ! La lumière est revenue.
Le chevalier parcourt des yeux le paysage devenu celui d’une fin du monde ; haut dans le ciel, le soleil éclaire une plaine dévastée. Sols labourés, berges ou arbres, tout n’est plus que désolation. La tornade, en se calmant, a laissé place à un sinistre silence. Maculés de boue, couverts de sable, leurs mains et leur visage égratignés jusqu’au sang, Constance et Touvenel s’étreignent longuement. Le chevalier s’écarte de Constance et cherche autour d’eux.
— Et le moine ?
Plus de trace de celui qui était encore là quelques instants plus tôt. Constance n’aperçoit au loin qu’un point qui s’éloigne vers l’horizon.
— Il nous a quittés comme il est venu, murmure Touvenel. Nous n’en saurons pas davantage sur lui.
Ses doigts se crispent machinalement sur le pendentif accroché à son cou. Sous le soleil, la pierre lui brûle la paume.
— Esclarmonde ! Elle me poursuit encore.
Constance se détourne. Le chevalier le remarque. Il n’hésite pas longtemps pour détacher le pendentif de son cou, contemple une dernière fois la pierre et l’embrasse. S’avançant vers la berge, il lance le bijou dans l’eau redevenue calme. À sa grande surprise, malgré son poids, celui-ci ne coule pas aussitôt, mais flotte au gré du courant et se rapproche de la rive, comme s’il voulait revenir vers son possesseur. Constance plaque la paume de sa main sur les yeux de son amant et l’embrasse farouchement. Un bouillonnement
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