L’ESPION DU PAPE
On appelle aussi ses adeptes les cathares, et le mouvement ne cesse de gagner du terrain, bravant l’autorité de l’Église romaine et tournant en dérision tous ses dogmes.
Innocent III sent qu’il ne pourra tolérer encore longtemps ce risque d’un schisme. Le danger est-il vraiment tel qu’il doive
bientôt lancer une croisade pour arrêter la contagion qui affecte déjà toute la Provence et les provinces du nord de l’Italie ? C’est la question à laquelle il charge son agent secret de répondre, en lui demandant de tout faire pour retarder autant qu’il le pourra la menace de guerre.
1.
Lotario di Segni se montre de très mauvaise humeur devant son secrétaire, en ce matin frileux de la mi-mai 1207. Il ne reconnaît décidément plus son Latium natal, ni sa belle ville de Rome. Sous le vent glacé d’un printemps qui ne veut pas arriver, il parcourt les salles du palais du Latran ouvert à tous les courants d’air.
Par un temps plus clément, il aurait pu marcher ainsi, d’un pas pressé, du baptistère de la chapelle octogonale de Santa Rufina vers la place Saint-Jean, qu’il vient de faire planter d’arbustes, puis jusqu’à l’église Saint-Clément. En retournant sur ses pas, il aurait même poussé cette marche quotidienne, qui lui sert de gymnastique hygiénique, vers Sainte-Croix de Jérusalem, avant de revenir à son palais. Ou aller jusqu’à l’église circulaire de Santo Stefano Rotondo se recueillir devant la grande mosaïque des saints Primus et Felicianus. Rien ne lui est plus cher que cette œuvre d’art qui commémore l’arrivée de leurs reliques dans la première église de la Ville éternelle.
— Maudits barbares de Normands, ils ont bien failli la détruire entièrement ! s’indigne-t-il chaque fois qu’il passe devant une fenêtre qui lui découvre ce lieu sacré où il se plaît tant.
Décidément, ce matin, le cœur n’y est pas.
Comme il marque un temps d’arrêt, son secrétaire l’interroge du regard. Lotario lui renvoie un regard furieux et un hochement de tête sans équivoque : non, il n’y aura pas de promenade aujourd’hui.
Ce mauvais temps exceptionnel attise son irritation. Mais, s’il tremble ou noue nerveusement ses doigts, ce n’est pas à cause du froid. À quarante-huit ans, de constitution solide, Sa Sainteté le pape Innocent III ne craint pas les extravagances du climat. Il a bien d’autres préoccupations. Les mauvaises nouvelles arrivées de France ce matin par l’un de ses légats l’ont prodigieusement agacé. D’énervement, au moment de se brosser les dents, avant de se rafraîchir l’haleine avec des grains de cumin, il avait renversé la poudre d’os de seiche dans la coquille nacrée que lui tendait son camériste. Un geste inhabituel pour lui qui, comme personne, sait se contenir en toute circonstance.
S’il frémit encore ainsi dans le vent, c’est plutôt de colère. Exactement de la même colère que celle qu’il avait éprouvée, trois ans plus tôt, quand l’un de ses émissaires était venu lui annoncer au lever du jour la prise de Constantinople par les croisés.
Sautant du lit, il s’était écrié :
— Ils ont osé la mettre à sac ! Mais c’est un sacrilège, le plus grand depuis des siècles et pour des siècles encore !
Et, comme l’émissaire porteur d’une nouvelle aussi terrible gardait la tête baissée, il avait continué pour lui-même, tandis que ses serviteurs l’habillaient :
— Ces rapaces de Vénitiens ont pris prétexte de cette guerre sainte pour s’emparer de tous les ports et de tous les comptoirs commerciaux des Byzantins. Venise, maîtresse du Levant ! Voilà l’aboutissement de notre croisade : un monstrueux massacre ! Et toutes les richesses des Byzantins ou des Latins d’Orient passées entre leurs mains !
Plus tard, à la réflexion, réuni en conseil avec ses cardinaux, il avait fini par convenir que l’effondrement de Byzance avait aussi, malgré tout, ses bons côtés. La toute-puissance de Rome en était assurée pour longtemps. Mais fallait-il pour cela en arriver à un tel sacrilège ?
Il avait en tout cas tenu à faire savoir immédiatement au roi de France Philippe II – qui s’était fait surnommer « Auguste », mais pour qui se prenait-il, l’imbécile ! – et aux deux princes qui se disputaient l’empire d’Allemagne, qu’il se désolidarisait de leurs reîtres et de leurs soudards. Puis il avait prononcé plusieurs
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