L'Eté de 1939 avant l'orage
tombait bien, quâelle nâavait pas reboutonné sa blouse de guingois après que le stéthoscope ait eu terminé son long trajet sur sa poitrine et son dos. Certaine dâavoir retrouvé son allure de respectable femme dâaffaires, elle rejoignit le médecin.
Celui-ci interrompit la prise de notes dans son dossier pour lui faire signe de prendre place en face de son grand bureau, sur une confortable chaise recouverte de cuir.
â Madame Daigle, si tout le monde se révélait en aussi bonne santé que vous, ce serait la ruine de ma profession.
Elle demeura un moment interdite, visiblement déçue, avant de plaider:
â ⦠Mais pourtant, ce nâest pas naturel, ne pas pouvoir avoir dâenfant!
â Vous avez déjà une fille, je crois? Je pense vous avoir aperçue dans le quartier avec une jeune personne vous ressemblant beaucoup.
â Oui, elle a douze ans. Aucune grossesse, depuis.
Le médecin prenait des notes supplémentaires dans le dossier quâil venait tout juste de créer pour elle.
â Et vous faites tout pour que cette fillette se retrouve avec un frère, ou une sÅur?
â Avec enthousiasme.
Virginie Daigle avait affiché un sourire. Davidowicz le lui rendit, constatant quâen effet, avec cette femme de trente-cinq ans, grande et très mince, aux cheveux roux légèrement ondulés, coupés courts, les efforts redoublés pour avoir un autre enfant ne devaient jamais peser bien lourds sur les épaules de son conjoint. Quant à elle, elle se disait que les choses se passaient bien avec cet étranger. Devant un médecin canadien français, elle se serait sentie obligée dâexagérer sa timidité de crainte de devenir un sujet de conversation. La pruderie accablait ses compatriotes comme un carcan, même les choses les plus naturelles, comme les plaisirs conjugaux, devenaient tabous: il fallait affecter la plus grande indifférence à ce sujet, ou passer pour une femme de mauvaise vie.
â Cette première naissance établit que ni vous ni votre époux nâêtes stériles, enchaîna le praticien après un moment. Je ne vois rien qui cloche avec vous. Votre mari ne souffre dâaucune maladie?
â Lâun de vos collègues lâa assuré récemment quâil se porte très bien, sauf une toux récurrente qui le prend parfois. Le résultat dâune attaque au gaz, un souvenir de guerre. Mais à part cela, rien.
Non, se dit-elle encore, cela ne tenait pas vraiment au fait quâil fût un étranger. Sa façon dâécouter, la tête un peu inclinée sur le côté gauche, très attentif, visiblement prêt à recevoir toutes les confidences, lâincitait à la franchise. Puis il affichait cette élégance, ce langage châtié qui caractérisaient souvent les Juifs dâEurope centrale. Cette première consultation ne serait pas la dernière.
â Je ne peux rien vous proposer, malheureusement, conclut-il après une nouvelle pause. La médecine connaît mal les mécanismes de la reproduction. Vous me semblez pouvoir donner naissance à dâautres enfants.
Le visage de la jeune femme sâassombrit, elle baissa le regard, se mordit la lèvre inférieure. Un clignement dâyeux rapide laissa couler une larme. Un silence suivit, si long que le médecin jugea nécessaire dâajouter:
â Je suis désolé.
Virginie secoua la tête, reprit son souffle avant de demander:
â Est-il possible quâune maladie vénérienne rende stérile?
â ⦠Je nâai rien vu chez vous qui me permet de croireâ¦
â Jâai lu que les symptômes peuvent être tout à fait absents.
Une interruption, Ã nouveau, avant que Davidowicz ne convienne:
â Cela peut se produire, en effet. Avez-vous des raisons dâimaginer cela?
â Jây ai fait allusion, mon mari a fait la guerre. Jâai bien peur que les visites aux prostituées nâaient fait partie des usages. Puis nous ne nous sommes connus quâen 1925. Je ne suis pas naïve au point de penser avoir été la premièreâ¦
Sa voix avait perdu toute assurance. Quand ses yeux se fixèrent encore une fois sur ceux du médecin, elle éprouva le sentiment que son interlocuteur nâétait pas tout à fait dupe de cette présentation
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