L'Eté de 1939 avant l'orage
des faits.
â Cela est bien possible, mais jâen doute. Cela signifierait deux personnes parfaitement asymptomatiques, vous et votre époux, si mon collègue nâa rien constaté chez lui. à votre place, je préférerais croire que la bonne étoile qui vous a déjà valu un enfant peut briller à nouveau. Je conserverais intact mon enthousiasme à multiplier les tentatives. Si aucune grossesse nâen résulte, vous conviendrez tout de même que vos efforts ne représenteront pas une perte totale.
Un sourire entendu souligna les derniers mots, la jeune femme le lui rendit. Présenté ainsi, son malheur semblait bien léger. La situation revêtait même une ironie qui ne lui échappait pas: la plupart de ses voisines rêvaient plutôt dâun moyen dâinterrompre le cycle infernal des maternités annuelles et faisaient grise mine à leurs maris si ceux-ci se révélaient trop entreprenants.
â Jâai pensé utiliser la méthode Ogino et Knauss, en faisant exactement le contraire de ce quâils recommandent, cela va de soi.
â Faire de vos moments de fertilité vos périodes fastes? Bien sûr.
Le médecin se leva pour chercher une brochure dans une étagère derrière lui et la lui remettre. Le texte, rédigé en anglais, présentait les grandes lignes de cette méthode de prévention des naissances résultant des travaux du Japonais Ogino et de lâAutrichien Knauss. Ces deux scientifiques suggéraient aux couples de sâabstenir dâavoir des rapports sexuels durant la période allant du dixième au vingt et unième jour du cycle menstruel de la femme, en admettant que ce dernier conserve une régularité de métronome! Virginie se proposait de faire exactement le contraire.
â Jâaimerais que vous demeuriez discrète, demanda Davidowicz en baissant la voix, comme si des oreilles intolérantes se collaient à sa porte. Si les milieux cléricaux catholiques apprenaient que je distribue cela, je serais accusé de participer à une grande entreprise pour faire disparaître les Canadiens français de la surface de la terre.
â En faisant échec à la stratégie de revanche des berceaux!
Virginie avait dit ces mots avec dépit. Les prêtres multipliaient les interventions auprès des épouses afin quâelles se muent en usines à bébés, pour sauver la «race», même quand la crise économique acculait des milliers dâenfants à la misère.
Câétait la «revanche» quâils avaient imaginée pour empêcher les francophones dâêtre noyés par les immigrants qui sâassi-milaient presque tous à la population anglaise. Elle enchaîna après une pause:
â Jâestime que toutes les femmes devraient choisir si elles veulent ou non avoir des enfants, quoi quâen disent les tyrans ensoutanés. Malheureusement, je me tairai, alors que je préférerais conseiller à des femmes parmi mes connaissances de venir vous voir.
â Si cette méthode, et surtout lâusage original que vous comptez en faire, nâa pas le résultat escompté, avez-vous songé à lâadoption? Dans la conjoncture politique actuelle, lâEurope risque de produire bientôt des orphelins par centaines de milliers.
â Jâai bien peur que vous ayez raison. Et déjà , les orphelinats canadiens débordent dâenfants, le plus souvent abandonnés. Je penserai encore à cette solution de rechange. Mais tout de même, une nouvelle grossesseâ¦
Virginie Daigle ramassa son sac, posé sur le plancher près de sa chaise. Le médecin interrompit son mouvement en demandant:
â Madame, vous êtes lâépouse de Renaud Daigle, lâavocat?
â ⦠Oui, en effet.
â Je vous ai croisés ensemble à quelques reprises dans le quartier. Jâaimerais bien le rencontrer, lui confier un mandat, en fait. Vous croyez que je pourrais passer chez vous dimanche après-midi? Je dois malheureusement me rendre à Ottawa demain, et mon statut de député mâoblige à respecter le sabbat, sinon mes électeurs les plus religieux me tourneraient le dos.
â Alors, vous voulez gâcher le dimanche dâun catholique? lança Virginie en affichant un sourire qui se communiqua jusquâà ses grands yeux
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