L'Ile du jour d'avant
après, ce don insidieux, de manière à ce qu’il s’en saisît d’abord. Quelqu’un qui le voulait en état d’ébriété, pour le tenir en son pouvoir. Mais si c’était là le plan, Roberto le seconda avec trop d’enthousiasme. Je ne crois pas qu’il avait bu grand-chose mais, pour un catéchumène de son acabit, un petit nombre de verres c’était déjà de trop.
D’après tout le récit qui suit, on déduit que Roberto a vécu les événements futurs dans un état d’altération, et qu’ainsi il ferait les jours à venir.
Comme il sied aux avinés, il s’endormit, mais tourmenté par une soif plus grande encore. Dans ce sommeil pâteux, lui revenait à l’esprit une dernière image de Casal. Avant de partir il était allé saluer le père Emanuele et il l’avait trouvé qui démontait et emballait sa machine poétique, pour s’en retourner à Turin. Mais, une fois quitté le père Emanuele, il était tombé sur les chariots où les Espagnols et les Impériaux empilaient les morceaux de leurs machines obsidionales.
C’étaient ces roues dentées qui peuplaient son rêve : il entendait un rouillissement de verrous, un raclement de gonds, et c’étaient des bruits cette fois-là que ne pouvait produire le vent : la mer était d’huile. Agacé, comme ceux qui au réveil rêvent rêver, il s’était forcé de rouvrir les yeux, et il avait entendu encore ce bruit, qui provenait du second-pont ou du fond de cale.
Debout, il ressentait un grand mal de tête. Pour le guérir, il n’eut pas meilleure idée que de s’attacher derechef au tonnelet, et il s’en détacha dans un état pire qu’avant. Il s’arma, s’y prenant à maintes reprises pour enfiler le coutelas dans sa ceinture, fit de nombreux signes de croix, et descendit en chancelant.
Sous lui, il le savait déjà, il y avait la barre de gouvernail. Il descendit encore, au pied de l’échelle : s’il se dirigeait vers la proue, il entrerait dans le verger. Vers la poupe se trouvait une porte fermée qu’il n’avait pas encore forcée. De ce lieu provenait à présent, très fort, un tictaquer multiple et inégal, comme une superposition de quantité de rythmes, d’entre lesquels on pouvait distinguer soit un tic-tic soit un toc-toc et un tac-tac, mais l’impression d’ensemble était d’un titiquété-toc-tacataquété-tic. C’était comme si derrière cette porte il y avait une légion de guêpes et de bourdons, et que tous volaient furieusement suivant des trajectoires différentes, heurtant les parois et rebondissant les uns contre les autres. Tant et si bien qu’il avait peur d’ouvrir, craignant d’être renversé par les atomes affolés de cette ruche.
Après moult perplexités, il se décida. Il se servit de la crosse du mousquet, Fit sauter le cadenas et entra.
Le réduit prenait lumière d’un autre sabord et abritait des horloges.
Des horloges. Des horloges à eau, à sable, des horloges solaires abandonnées contre les parois, mais surtout des horloges mécaniques disposées sur différentes étagères et commodes, des horloges actionnées par la lente descente de poids et contrepoids, par des roues qui mordaient d’autres roues, et celles-ci d’autres encore, jusqu’à ce que la dernière mordît les deux palettes d’une baguette verticale, lui faisant accomplir deux demi-tours dans des directions opposées, afin que dans son indécent déhanchement elle impulsât un mouvement de balancier à une barre horizontale liée à l’extrémité supérieure ; des horloges à ressort où un conoïde rainé déroulait une chaînette entraînée par le mouvement circulaire d’un tambour qui s’en emparait maillon après maillon.
Certaines de ces horloges celaient leur mécanisme sous les apparences d’ornements rouillés et d’ouvrages au ciselet corrodés, ne montrant que le lent mouvement de leurs aiguilles ; mais la plupart exhibaient leur grinçante ferraille et rappelaient ces danses de Mort où la seule chose qui vive sont les squelettes ricaneurs qui agitent la faux du Temps.
Toutes ces machines étaient actives, les sabliers les plus grands qui mâchouillaient encore du sable, les plus petits à présent presque pleins dans leur moitié inférieure, et pour le reste un crissement de dents, une masticotation asthmatique.
Qui entrait pour la première fois devait avoir l’impression que cette étendue d’horloges continuait à l’infini : le fond du réduit était recouvert d’une toile
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