L'Ile du jour d'avant
lieux du choc manqué. Il vit des gentilshommes en armures dorées occupés à de compliqués saluts, compliments, pas de danse, cependant qu’ils apprêtaient des planchettes de fortune pour sceller les pactes.
Le lendemain, les départs commençaient, d’abord les Espagnols, ensuite les Français, mais non sans confusions, rencontres de hasard, échanges de dons, offres d’amitié, alors que dans la ville pourrissaient au soleil les cadavres des pestiférés, sanglotaient les veuves, certains bourgeois se voyaient enrichis et d’espèces sonnantes, trébuchantes et de mal napolitain, sans avoir couché d’ailleurs avec d’autres femmes que les leurs.
Roberto chercha à retrouver ses paysans. Mais de l’armée de la Grive on n’avait plus nouvelles. Certains devaient être morts de la peste, les autres s’étaient dispersés. Roberto pensa qu’ils étaient revenus chez eux, et par eux sa mère avait peut-être déjà appris la mort de son mari. Il se demanda s’il ne devait pas être auprès d’elle en ce moment, mais il ne comprenait plus quel était son devoir.
Il est difficile de dire ce qui avait le plus ébranlé sa foi : les mondes infiniment petits et infiniment grands, dans un vide sans Dieu et sans règle, que Saint-Savin lui avait fait entrevoir, les leçons de prudence de Saletta et Salazar, ou l’art des Devises Héroïques que le père Emanuele lui laissait comme unique science.
De la façon dont il l’évoque sur la Daphne, je crois que à Casal, tandis qu’il perdait et son père et soi-même dans une guerre aux trop nombreuses et trop inexistantes significations, Roberto avait appris à voir tout l’univers comme un peu sûr tissu d’énigmes, derrière lequel ne se trouvait plus un Auteur ; ou, s’il était là, il paraissait perdu à se refaire lui-même à partir de trop de perspectives.
Si, là-bas, il avait eu l’intuition d’un monde sans plus de centre, seulement fait de seuls périmètres, ici il se sentait dans la plus extrême et la plus perdue des périphéries ; car, s’il existait un centre, il était devant lui, et lui en était le satellite immobile.
15.
Horloges (certaines oscillatoires)
C’est pour cela, je crois, que, depuis au moins cent pages, je parle de tant de vicissitudes qui précédèrent le naufrage sur la Daphne, mais que sur la Daphne je ne suscite aucune action. Si les journées à bord d’un navire désert sont vides, on ne peut m’en faire grief à moi, car il n’est pas encore dit si cette histoire vaut la peine d’être transcrite, ni grief à Roberto. À la rigueur on pourrait lui reprocher d’avoir perdu un jour (entre une chose et l’autre, nous sommes à peine à une trentaine d’heures du moment où il s’était aperçu qu’on lui avait volé les œufs) à refouler la pensée de l’unique possibilité qui aurait pu rendre plus sapide son séjour. Comme il lui apparaîtrait clair bien vite, il était inutile de juger la Daphne trop innocente. Dans cette carcasse rôdait, ou restait à l’affût » quelqu’un ou quelque chose qui n’était pas seulement lui. Pas même sur ce vaisseau ne se pouvait concevoir un siège à l’état pur. L’ennemi était dans la muraille.
Il aurait dû le soupçonner la nuit de sa cartographique étreinte. Revenu à lui, il avait eu soif, la carafe était vide, et il était allé chercher un baril d’eau. Ceux qu’il avait placés pour recueillir l’eau de pluie étaient lourds, mais il y en avait de plus petits dans la dépense. Il s’y rendit, prit le premier à portée de main – en y réfléchissant plus tard, il dut admettre qu’il était un peu trop à portée de main – et, une fois dans sa chambre, il le posa sur la table, se suspendant à la cannelle.
Ce n’était pas de l’eau, et en toussant il s’était rendu compte que le tonnelet contenait de l’eau-de-vie. Il ne savait dire laquelle, mais en bon paysan il pouvait affirmer qu’elle n’était pas de vin. Il n’avait pas trouvé la boisson désagréable, et il en abusa avec une soudaine allégresse. Il ne lui vint pas à l’esprit que, si les tonnelets dans la dépense étaient tous de cette sorte, il devrait se préoccuper de ses provisions d’eau pure. Et il ne se demanda pas non plus comment il se faisait que le deuxième soir il avait ouvert la cannelle du premier tonnelet de la réserve et l’avait trouvé plein d’eau douce. Plus tard seulement il se persuada que Quelqu’un l’avait placé
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