L'Ile du jour d'avant
les manœuvres secrètes d’un Anglais, presque clandestin sur un navire hollandais, à la recherche du punto fijo , se retrouvait maintenant sur le navire (hollandais) d’un Autre, de Dieu sait quel pays, occupé de la découverte du même secret.
16.
Discours sur la Poudre de Sympathie
Comment s’était-il fourré dans cet imbroglio ?
Roberto laisse entrevoir fort peu de choses sur les années qui s’écoulèrent entre son retour à la Grive et son entrée dans la société parisienne. Par des allusions éparses, on déduit qu’il resta pour assister sa mère jusqu’au seuil de ses vingt ans, discutant de mauvais gré semences et récoltes avec les métayers. À peine la mère eut suivi son mari dans la tombe, Roberto se découvrit désormais étranger à ce monde-là. S’assurant une solide rente, il devrait alors avoir confié le domaine à un parent et parcouru la terre.
Il était resté en correspondance avec quelqu’un qu’il avait connu à Casal, et qui le sollicitait pour qu’il élargît ses connaissances. Je ne sais comment il était arrivé à Aix-en-Provence, mais certainement il y fut, puisqu’il rappelle avec reconnaissance deux années passées chez un gentilhomme de la cité, versé dans toutes les sciences, à la bibliothèque non seulement riche de livres mais d’objets d’art, monuments antiques et animaux empaillés. C’est auprès de son hôte d’Aix qu’il doit avoir connu ce maître qu’il cite toujours, avec un respect dévoué, comme le Prévôt de Digne, et parfois comme le « doux prêtre ». C’était avec ses lettres de crédit qu’à une date imprécisée il avait enfin affronté Paris.
Là, il était aussitôt entré en contact avec les amis du Prévôt, et on lui avait permis de fréquenter un des lieux les plus insignes de la ville. Il cite souvent un cabinet des frères Dupuy et il se le rappelle comme un lieu où son esprit chaque après-midi s’ouvrait de plus en plus au commerce des hommes de savoir. Je trouve aussi mention d’autres cabinets qu’il visitait en ces années, riches de collections de médailles, couteaux de Turquie, pierre d’agates, raretés mathématiques, coquilles des Indes…
À quel carrefour il se sera mis à vaguer en l’heureux avril (ou mai peut-être) de son âge, nous le disent les citations fréquentes d’enseignements qui nous paraissent discordants à nous. Il passait ses jours à apprendre de la bouche du Prévôt la manière dont on pouvait concevoir un monde fait d’atomes, selon l’enseignement d’Épicure, toutefois voulu et régi par la providence divine ; mais, poussé par le même amour pour Épicure, il passait les soirées avec des amis qui se disaient épicuriens et savaient alterner les discussions sur l’éternité du monde avec la fréquentation de belles dames de petite vertu.
Il cite souvent une bande d’amis insouciants qui cependant n’ignoraient pas à vingt ans ce que les autres se feraient gloire de savoir à cinquante, Linières, Chapelle, Dassoucy, sage et poète qui allait le luth en bandoulière, Poquelin qui traduisait Lucrèce mais rêvait de devenir auteur de comédies burlesques, Hercule Savinien, qui s’était valeureusement battu au siège d’Arras, composait des déclarations d’amour pour des amantes de fantaisie et faisait ostentation d’une affectueuse intimité avec de jeunes gentilshommes, dont il se vantait d’avoir gagné le mal italien ; mais, dans le même temps, il tournait en dérision un compagnon de débauche « qui se plasoit à l’amour des masles », et disait, moqueur, qu’il fallait l’excuser à cause que sa réserve le poussait toujours à se cacher derrière les épaules de ses amis.
Comme il se sentait accueilli dans une société d’esprits forts, il devenait – sinon savant – contempteur de la sottise, qu’il reconnaissait et chez les gentilshommes de cour, et chez de certains bourgeois enrichis qui tenaient en belle montre des boîtes vides reliées en maroquin du Levant, avec les noms des meilleurs auteurs imprimés en or sur leur dos.
En somme, Roberto était entré dans le cercle de ces « honnêtes gens » qui, même s’ils ne provenaient de la noblesse de sang mais plutôt de la « noblesse de robe », constituaient le sel de ce monde. Cependant il était jeune, impatient de nouvelles expériences et, malgré ses fréquentations érudites et les incursions libertines, il n’était pas resté insensible au charme de la
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