L'Ile du jour d'avant
regarda l’abbé à la face couverte de sang, comprit qu’il avait troublé un duel, donna un ordre aux siens, et la patrouille disparut.
Roberto se pencha sur son pauvre ami.
— Vous avez vu, articula avec peine Saint-Savin, vous avez vu, la Grive, mon coup ? Pensez-y et exercez-vous. Je ne veux pas que le secret meure avec moi…
— Saint-Savin, mon ami, pleurait Roberto, vous ne devez pas mourir de façon aussi sotte !
— Sotte ? J’ai battu un sot et je meurs sur le champ, et du plomb ennemi. Dans ma vie, j’ai choisi une sage mesure… Parler toujours sérieusement cause de l’ennui. Plaisanter toujours, du mépris. Philosopher toujours, de la tristesse. Railler toujours, du malaise. J’ai joué le rôle de tous les personnages, selon le temps et l’occasion, et quelques fois j’ai été aussi le fou de cour. Mais ce soir, si vous racontez bien la chose, cela n’aura pas été une comédie, bien plutôt une tragédie. Et que ma mort ne vous afflige point, Roberto, et pour la première fois il l’appelait par son prénom, une heure après la mort, notre âme évanouie, sera ce qu’elle estoit une heure avant la vie… Beaux vers, n’est-ce pas ?
Il expira. Décidant pour un noble mensonge, auquel l’abbé aussi consentit, l’on dit à la ronde que Saint-Savin était mort dans un accrochage avec des lansquenets qui s’approchaient du château. Toyras et tous les officiers le pleurèrent comme un preux. L’abbé raconta que dans l’engagement il avait été blessé, et il se disposa à recevoir un bénéfice ecclésiastique à son retour à Paris.
En peu de temps, Roberto avait perdu son père, son aimée, sa santé, son ami, et sans doute la guerre.
Il ne parvint pas à trouver réconfort auprès du père Emanuele, trop pris par ses conciliabules. Il se remit au service de monsieur de Toyras, ultime image familière, et en portant ses ordres il fut témoin des ultimes événements.
Le 13 de septembre arrivèrent au château des envoyés du roi de France, du duc de Savoie, et le capitaine Mazzarini. L’armée de secours elle aussi traitait avec les Espagnols. Bizarrerie de ce siège mais pas la dernière, les Français demandaient une trêve afin de pouvoir arriver à temps pour sauver la ville ; les Espagnols l’accordaient car leur camp aussi, ravagé par la peste, était en crise, les désertions augmentaient et Spinola retenait maintenant la vie avec ses dents. Toyras se vit imposer par les nouveaux venus les termes de l’accord, qui lui permettaient de continuer à défendre Casal quand Casal était déjà tombée : les Français prendraient position dans la Citadelle, abandonnant la ville et le château même aux Espagnols, au moins jusqu’au 15 d’octobre. Si, à cette date, l’armée de secours n’était pas arrivée, les Français s’en iraient de là aussi, définitivement défaits. Sinon les Espagnols restitueraient ville et château.
En attendant, les assiégeants pourvoiraient de vivres les assiégés. De quelle manière il nous semble que dût se mener un siège en ces temps-là, on n’en est pas sûr, mais c’était la manière dont en ces temps-là on acceptait qu’il se menât. Ce n’était pas faire la guerre, c’était jouer aux dés, s’interrompant quand l’adversaire devait aller uriner. Ou bien, comme parier sur le cheval gagnant. Et le cheval, c’était cette armée dont les dimensions augmentaient peu à peu sur les ailes de l’espérance, mais que personne n’avait encore vue. On vivait à Casal, dans la Citadelle, comme sur la Daphne : en imaginant une Île lointaine, et avec des intrus chez soi.
Si les avant-gardes espagnoles s’étaient bien comportées, le gros de l’armée entrait à présent dans la ville, et Les Casalois durent s’arranger avec des endémenés qui réquisitionnaient tout, violaient les femmes, bâtonnaient les hommes, et s’accordaient les plaisirs de la vie en ville après des mois dans les bois et dans les champs. Également partagée entre conquérants, conquis et barricadés dans la Citadelle, la peste.
Le 25 de septembre le bruit courut que Spinola était mort. Exultation dans le Citadelle, bouleversement parmi les conquérants, orphelins eux aussi comme Roberto. Ce furent des jours plus ternes que ceux passés sur la Daphne , jusqu’à ce que le 22 d’octobre on annonçât l’armée de secours, désormais à Asti. Les Espagnols s’étaient mis à armer le château et à aligner des canons sur
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