L'Ile du jour d'avant
la marquise soi-même avait été appelée Arthénice, anagrammarisant son vrai nom, Catherine, mais l’on disait que les maîtres de cet ars combinatoria , Racan et Malherbe, avaient aussi inventé Eracinthe et Carinthée. Néanmoins il décida que Lilia et nul autre nom pouvait être donné à sa Dame, vraiment liliale dans sa blancheur parfumée.
À partir de ce moment, la Dame fut pour lui Lilia, et en tant que Lilia il lui consacrait des vers amoureux, que sitôt après il détruisait, dans la crainte qu’ils ne fussent un indigne hommage : O trés-doulce Lilia, / a peine cueillis-je une fleur, que je te perdis ! / Dedaignes-tu un mien revoir ? / Moy je te suis et toy tu fuis, / moy je te parle et toy mot ne dy… Mais il ne lui parlait pas, si ce n’est du regard, plein de querelleur amour, car plus on aime plus on est enclin à la rancœur, ressentant des frissons de feu froid, agité de chétive santé, l’âme hilare comme une plume de plomb, bouleversé par ces chères suites d’amour sans suite ; et il continuait d’écrire des lettres qu’il envoyait sans signature à la Dame, et des vers à Lilia, qu’il gardait jalousement par-devers lui et relisait chaque jour.
Écrivant (et n’envoyant pas) Lilia, Lilia, où es-tu ? où te cèles-tu ? Lilia, splendeur du ciel / tu vins en un esclair /pour blesser, pour t’éclipser , il multipliait ses présences. La suivant de nuit tandis qu’elle rentrait chez elle avec sa chambrière (par les plus sombres sylves, / par les plus sombres sentes, / je jouiray si je suis, mesme en vain / du pied charmant la fugitive empreinte…), il avait découvert où elle habitait. Il s’apostait près de cette maison à l’heure de la promenade diurne, et il lui emboîtait le pas quand elle sortait. Quelques mois plus tard, il pouvait répéter par cœur le jour et l’heure où elle avait changé de coiffure (tournant en vers ces chers lacs de l’âme, qui erraient sur son front ivoirin tels de lascifs serpenteaux), et il se rappelait ce magique avril où elle avait étrenné une cape couleur genêt, qui lui donnait une allure déliée d’oiseau solaire, cependant qu’elle marchait au premier vent du printemps.
Parfois, après l’avoir suivie tel un espion, il revenait sur ses pas en toute hâte, contournant les maisons, et il ne ralentissait qu’en passant l’angle où, comme par hasard, il la trouverait en face de lui ; alors, il la croisait avec un frémissant salut. Elle lui souriait, discrète, surprise par cette occurrence, et lui prodiguait un signe fugitif, ainsi que l’exigeaient les convenances. Il restait planté au milieu de la rue comme une statue de sel, éclaboussé d’eau sale par les carrosses de passage, abattu par cette bataille d’amour.
Au cours de nombreux mois, Roberto avait réussi à provoquer bien cinq de ces victoires : il se consumait sur chacune comme si c’était la première et la dernière, et il se persuadait que, vu leur grande fréquence, elles ne pouvaient avoir été l’effet du destin, et que peut-être c’était elle, et non pas lui, qui avait instruit le sort.
Roméo de cette fuyante terre sainte, amoureux volage, il voulait être le vent qui lui agitait les cheveux, l’eau du matin qui lui baisait le corps, la robe qui la pressait la nuit, le livre qu’elle pressait le jour, le gant qui lui tiédissait la main, le miroir qui pouvait l’admirer dans toutes les poses… Une fois il sut qu’on lui avait offert un écureuil, et il se rêva petit animal curieux qui, sous ses caresses, glissait son museau innocent entre les seins virginaux, tandis que de la queue il lui flattait la joue.
Il se troublait pour la hardiesse à laquelle son ardeur le poussait, traduisait impudence et remords en vers inquiets, puis il se disait qu’un honnête homme peut être amoureux comme un fou, mais non comme un sot. C’était seulement en donnant preuve d’esprit dans la Chambre Bleue qu’il jouerait son destin d’amant. Novice de ces rites affables, il avait compris que l’on ne conquiert une précieuse qu’avec la parole. Il écoutait alors les discours des salons, où les gentilshommes s’engageaient comme dans un tournoi, mais il ne se sentait pas encore prêt.
Ce fut la familiarité avec les savants du cabinet Dupuy qui lui suggéra comment les principes de la nouvelle science, encore inconnus dans la société, pouvaient se faire similitudes de mouvements du cœur. Et la rencontre avec monsieur d’Igby
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