L'Ile du jour d'avant
pouvait décrire l’éclat de ses yeux, qui n’éveillait pas des pensées inconvenantes mais inspirait un amour mêlé de crainte, purifiant les cœurs qu’il avait embrasés.
Dans ces salles l’Hôtesse dirigeait, sans s’imposer, des discours sur l’amitié ou sur l’amour, mais on touchait avec la même légèreté des questions de morale, de politique, de philosophie. Roberto découvrait les vertus de l’autre sexe dans leurs expressions les plus suaves, adorant à distance d’inaccessibles princesses, la belle Mademoiselle Paulet, dite « la lionne » pour sa farouche chevelure, et des dames qui savaient unir à la beauté cet esprit que les Académies vétustes ne reconnaissaient qu’aux hommes.
Après quelques années de cette école, il était prêt à rencontrer la Dame.
La première fois qu’il la vit, ce fut un soir où elle lui apparut en vêtements sombres, voilée telle une lune pudique qui se cacherait derrière le satin des nues. « Le bruit », cette seule forme qui, dans la société parisienne, tenait lieu de vérité, lui dit des choses contrastées, qu’elle souffrait d’un cruel veuvage, mais non point d’un mari, d’un amant, et faisait pompe de cette perte pour réitérer sa souveraineté sur le bien perdu. Quelqu’un lui avait susurré qu’elle celait son visage parce que c’était une ravissante Égyptienne, venue de Morée.
Quelle que fût la vérité, au seul mouvement de sa robe, à l’avancée aérienne de ses pas, au mystère de son visage dérobé, le cœur de Roberto fut sien. Il s’illuminait de ces ténèbres rayonnantes, il l’imaginait oiseau de la nuit couleur d’aube, il frémissait au prodige qui faisait fuligineuse la lumière et l’obscurité fulminante, lait l’encre, ivoire l’ébène. L’onyx lançait des éclairs dans ses cheveux, le tissu léger, qui révélait en les cachant les contours de son visage et de son corps, avait la même noirceur argentée des étoiles.
Mais tout à coup, et ce soir-là de la première rencontre, son voile était tombé un instant de son front et il avait pu entrevoir sous ce croissant de lune les lumineux abysses de ses yeux. Deux cœurs d’amants qui se regardent disent plus de choses que n’en diraient en un jour toutes les langues de cet univers, s’était flatté Roberto, certain qu’elle l’avait regardé, et que le regardant elle l’avait vu. Alors, de retour chez lui, il lui avait écrit.
Madame,
le feu dont vous m’avez bruslé exhale si peu de fumée que vous ne pourrez nier d’en avoir esté eblouy en alléguant ces vapeurs noircies. La seule puissance de vostre regard m a faict tomber de la main les armes de l’orgueil & m’a conduit a vous supplier d’exiger ma vie. Que d’ayde nay je pas moy mesme portez a vostre victoire, moy qui commençay de combattre comme qui veut estre vaincu, presantant a vos assaults le costez le plus fbible de mon corps, un cœur qui desja pleuroit des larmes de sang, preuve que vous aviez desja ostez l’eau de ma maison afin de la faire proye de l’incendie auquel fut amadou vostre pourtant breve attention !
Il avait trouvé la lettre si splendidement inspirée aux lois de la machine aristotélienne du père Emanuele, si adaptée à révéler à la Dame la nature de l’unique personne capable de tant de tendresse, qu’il ne tint pas pour indispensable de la signer. Il ne savait pas encore que les précieuses collectionnaient des lettres d’amour comme ruchés et ferrets, plus curieuses de leurs piments ingénieux que de leur auteur.
Il n’eut, dans les semaines et les mois suivants, aucun signe de réponse. Entre-temps, la Dame avait d’abord abandonné ses robes sombres, puis le voile, et elle lui était apparue enfin dans la blancheur de sa peau qui n’avait rien de mauresque, dans sa chevelure blonde, dans le triomphe de ses pupilles non plus fugaces, fenêtres de l’Aurore.
Mais maintenant qu’il pouvait librement croiser ses regards, il savait qu’il les interceptait cependant qu’ils se consacraient à d’autres ; il se pâmait à la musique de paroles qui ne lui étaient pas destinées. Il ne pouvait vivre que dans sa lumière, mais il était condamné à rester dans le cône opaque d’un autre corps qui en absorbait les rayons.
Un soir il avait surpris son nom en entendant que quelqu’un l’appelait Lilia ; c’était certainement son nom précieux de précieuse, et il savait bien que ces noms se donnaient par jeu :
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